Des avalanches et des hommes

Avalanches dans le passé

Les chaînes de montagne telles que les Alpes ont été occupées depuis le Néolithique après la dernière période glaciaire et le début de l’expansion des forêts. Outre les communautés pastorales dans les fonds de vallée, les hommes vivaient dans les zones de haute altitude afin d’exploiter silex et minerais. En 1991, une momie vieille de 5300 années (appelée Ötzi) a été trouvé à 3200 m près d’un col glaciaire, à la frontière austro-italienne. Les Alpes n’étaient pas une barrière infranchissable. Hannibal puis des armées romaines franchirent les Alpes, montrant que des armées entières étaient capables de traverser des montagnes enneigées. Pourtant, même après la conquête romaine sous César et Auguste, la construction de routes, et la fondation de nouvelles villes, la neige et les avalanches ont fait des Alpes un lieu qui semblait inaccessible et redoutable aux yeux des auteurs classiques.

L’effondrement de l’Empire romain a été suivi d’une forte baisse de la population et de la rupture des voies commerciales entre les différentes parties de l’empire. Les régions de montagne furent particulièrement concernées. Dès la fin du Moyen Age (après le XIIIe siècle), ces régions ont connu un renouveau économique et une forte croissance de la population, ce qui implique que des zones d’altitude élevée comme Davos (1550 m, Suisse) ou Bonneval-sur-Arc et Saint-Véran (1750 m et 2050 m, France) furent occupées en permanence. Les populations locales ont élaboré des stratégies spécifiques pour survivre aux hivers et ses dangers. Par exemple, les murs des habitations étaient protégés par des tas de terre et les zones menacées étaient délimitées par des croix et des chapelles placées sous la protection des saints. Lorsque des forêts mettaient des villages à l’abri des avalanches, les communautés et les seigneurs féodaux édictaient des règles strictes quant à l’exploitation des ressources forestières. Ceux qui coupent des arbres dans les forêts «interdites» (forêt à ban ou Bannwald en allemand) risquaient la peine de mort. En Suisse, les voyageurs empruntant la route du col du Gothard devaient être frappés par la forêt protégeant les maisons serrées du village d’Andermatt. C’était la seule tâche de verdure qu’ils pouvaient voir au milieu de vallées désertes, où la plupart des pentes, raides et nues, sont parcourues par de grosses avalanches chaque hiver.

Un changement climatique appelle le petit âge glaciaire s’est produit de la fin du XVe au XIXe siècles. En particulier, la fin du XVIIe siècle connut de nombreuses calamités dues au froid et à la neige. Des hivers longs et très froids ont été plus fréquents dans l’hémisphère nord. En montagne, ces conditions ont favorisé la formation et la propagation d’avalanches catastrophiques. Plusieurs villages ont été régulièrement touchés par des avalanches, ce qui a conduit les habitants à abandonner leurs habitations et de trouver des endroits plus sûrs. Construit à la fin XIIIe siècle, Vallorcine (Haute-Savoie) était un village typique avec ses chalets en bois serrés autour de l’église, la seule structure totalement en maçonnerie. En 1674, une partie du village a été balayée par une avalanche et les habitants ont décidé de disperser leurs habitations dans des hameaux éloignés. Ils ont également décidé que l’église et le curé resteraient au même endroit. Ce choix peut nous surprendre aujourd’hui, mais pour les chrétiens de cette époque, les forces naturelles ne devaient rien au hasard. Les catastrophes naturelles ont été interprétées comme des manifestations de la Providence, un message de Dieu ou une punition: ils étaient des actes de Dieu, une expression qui est encore en usage dans les contrats d’assurance dans le monde anglo-saxon lorsqu’on se réfère à des événements imprévus. Pour les communautés alpines très croyantes comme celle de Vallorcine, Dieu épargnerait très certainement l’église. Malheureusement, cette église a été frappée à nouveau en 1720. Pour autant les habitants ne changèrent pas d’avis. Ils décidèrent tout simplement de construire une étrave en terre et pierres sèches pour protéger le mur exposé aux avalanches (voir Fig. 1).


Tourbe de Vallorcine
Figure 1. L’église de Vallorcine (France) et son presbytère, protégés par une « tourne » (étrave en maçonnerie), dont la construction a commencé en 1674. Elle a été renforcée et rénovée en 1720, 1843, 1861, et 2006.

Au cours du XXe siècle, de nombreuses régions montagneuses ont connu une forte croissance économique avec le développement des transports, de l’industrie et du tourisme. De nouvelles techniques ont été élaborées pour réduire le risque d’avalanche. Au tout début du XXe siècle, ce sont les stratégies de défense dites actives (celles qui prennent place dans les pentes supérieures) qui avaient le vent en poupe. Elles comprennent le reboisement des versants et la construction de structures de soutien du manteau neigeux pour maintenir la neige en place et empêcher la formation d’avalanche (voir Fig. 2). Des explosifs sont également utilisés dans ce type de stratégie, mais dans le but de forcer le déclenchement des avalanches (l’idée est que le déclenchement fréquent de petits volumes de neige évite le départ spontané d’une grande avalanche). Des exemples tragiques d’utilisation ont été donnés lors de la Première Guerre mondiale dans les Alpes, avec le conflit entre l’Italie et l’Empire austro-hongrois et, plus récemment, les guerres au Cachemire entre l’Inde et le Pakistan : de nombreux camps et positions militaires ont été ensevelis sous des avalanches déclenchées par les bombardements. Aujourd’hui, des explosifs sont utilisés à des fins plus pacifiques par les stations de ski pour protéger leur domaine skiable. Les années 1960 et 1970 ont été marquées par plusieurs catastrophes dans les Alpes, qui ont contribué à sensibiliser les populations vis-à-vis des risques posés par les avalanches dans les vallées urbanisées. Parmi ces tragédies, deux événements ont revêtu une importance particulière parce qu’ils ont mis en évidences des lacunes graves dans la gestion du risque d’avalanche dans les zones nouvellement urbanisées. Davos (Grisons, Suisse) et Val d’Isère (Savoie, France) sont deux villages multi-centenaires transformés en stations de ski renommées. En dépit de la longue tradition de lutte contre les avalanches, celles-ci ont causé des dommages graves et de nombreux décès : 24 personnes tuées à Davos en 1968 et 39 personnes à Val d’Isère en 1970. À la suite de ces catastrophes, une attention accrue a été portée à l’élaboration de nouvelles stratégies de gestion du risque d’avalanche. Outre les mesures structurelles telles que renforcement des murs, l’accent a été mis sur des techniques non structurelles telles que la cartographie des risques d’avalanche, l’aménagement du territoire, la prévision des avalanches, le suivi des couloirs avalancheux, la réalisation de base de données historiques, et l’élaboration d’outils de calcul pour prédire la distance d’arrêt et pression d’impact des avalanches extrêmes.


protection paravalanche à Flaine
Figure 2. Mélanges de techniques de protection active dans la station de ski de Flaine (Haute-Savoie, France): partout où la couverture forestière n’est pas suffisante à empêcher la formation d’avalanche, des râteliers (au milieu) et des croisillons métalliques appelés Vela (à droite) ont été placés dans les espaces entre les arbres.

En février 1999, les Alpes ont été frappées par une série de tempêtes de neige, qui ont provoqué des avalanches catastrophiques en France (12 personnes tuées à Chamonix), Suisse (17 personnes tuées), Autriche (37 personnes tuées), et Italie (1 décès). La figure 3 montre les opérations de secours à Montroc (commune de Chamonix-Mont-Blanc) juste après qu’une avalanche a balayé vingt chalets. La perte économique en raison de dommages aux équipements et habitations ainsi que les coûts indirects liés à la diminution des recettes touristiques ont été très importants. Si les systèmes de protection n’ont pas pu fournir une sécurité totale en février 1999, ils ont évité l’occurrence de catastrophes plus grandes alors que la saison touristique battait son plein. Juste pour la Suisse, les paravalanches ont empêché le départ ou limité la propagation de plus de 300 avalanches affectant des secteurs urbanisés durant l’hiver 1999.


avalanche de Montroc 1999
Figure 3. Les opérations de secours dans le hameau de Montroc (Chamonix, France) après qu’une avalanche a détruit vingt chalets et tué 12 occupants le 9 février 1999.

Les avalanches de nos jours

Dans les zones de montagne fortement peuplées telles que les Alpes, le risque d’avalanche est géré à travers ses dimensions temporelle et spatiale. En Amérique du Nord et en Europe, les bulletins d’avalanches régionaux sont publiés chaque jour par les services météorologiques nationaux au cours de la saison d’hiver. Ils fournissent une évaluation du danger d’avalanche pour le lendemain à destination d’un large public comprenant les professionnels de la montagne, les autorités locales et les pratiquants de sports d’hiver. La dimension spatiale couvre différents aspects de gestion du risque d’avalanche. Dans les pays occidentaux, le zonage est utilisé par les communes à la fois comme un outil légal d’aménagement du territoire et comme un support d’information avec des données détaillées des zones concernées par les avalanches. Cette information est synthétisée en utilisant la relation entre intensité et fréquence : moins les avalanches sont fréquentes, plus elles sont potentiellement destructrices. L’intensité est mesurée par la pression d’impact exercée par l’avalanche contre un mur rigide. L’unité physique est le kilopascal (kPa). Pour donner un sens physique à cette unité, nous pouvons la comparer avec la pression atmosphérique (1 kPa = 0,01 atm) ou utiliser une correspondance avec la masse par unité de surface (10 kPa = 1 t / m²). La fréquence est exprimée à l’aide de la période de retour. Trois ou quatre zones de couleur (rouge / bleu / blanc et jaune) sont utilisées selon la combinaison entre la fréquence et l’intensité. Par exemple, la zone rouge correspond à un risque élevé. Dans ce cas, des avalanches fréquentes avec des pressions d’impact allant de 3 à 30 kPa ou bien des avalanches rares (dont la période de retour supérieure à 100 ans), mais avec de fortes pressions d’impact (plus de 30 kPa) sont susceptibles de se produire et de causer des dégâts substantiels aux habitations. La construction de nouvelles maisons est interdite et si les bâtiments existants peuvent toujours être utilisés, il n’est pas possible de les modifier ou de les étendre. Les autres zones comprennent les zones bleue (risque moyen, constructions renforcées possibles), jaune (risque faible, évacuation possible dans les situations d’urgence), et blanche (pas de risque ou de risque résiduel, aucun règlement). La figure 4 montre un extrait de la carte des risques d’avalanche pour la commune de Chamonix-Mont-Blanc (France).


PPR Chamonix
Figure 4. Avalanche carte des risques de centre-ville de Chamonix (France), avec les trois codes de couleur : zone rouge (aucune nouvelle construction est possible), zone bleue (des constructions sont possibles sous réserves), zone blanche (faible risque d’avalanche). Les zones en verts représentent les forêts de protection. Source : commune de Chamonix-Mont-Blanc (http://www.chamonix.fr).

Compte tenu de ces mesures de protection paravalanche, le nombre de décès dus aux avalanches dans les zones urbanisées a sensiblement diminué en Europe après les années 1970. Les dernières catastrophes sont survenues dans les Alpes en février 1999 (environ 70 personnes tuées en Autriche, la France et la Suisse), en Islande en 1995 (34 morts dans Súðavík et Flateyri), en Turquie en février 1992 (plus de 200 victimes à Görmec et ses environs). Aux États-Unis et au Canada, la plupart des catastrophes concernent les voies de communication et des infrastructures. La pire avalanche dans l’histoire des États-Unis a eu lieu en mars 1910 quand une avalanche a enseveli deux trains bloqués par la tempête de neige sous Stevens Pass alors qu’ils allaient à Seattle (96 personnes tuées). Trois jours plus tard, 58 travailleurs des chemins de fer ont été ensevelis par une avalanche alors qu’ils travaillaient à déblayer la ligne sous Rogers Pass (Canada). Rogers Pass était tristement célèbre pour ses avalanches qui ont coûté la vie à plus de 200 passagers et travailleurs entre 1884 (achèvement du premier chemin de fer transcontinental au Canada) et 1913 (construction d’un tunnel contournant Rogers Pass). Dans les pays du tiers monde, les avalanches sont un problème majeur, mais occulté. En février 2015, 286 personnes sont décédées dans la vallée du Panshir en Afghanistan (au nord de Kaboul) après chutes de neige et les avalanches.

De nos jours, les accidents mortels se produisent essentiellement lors d’activités de loisir, principalement le hors-piste et le ski de randonnée. En de rares occasions, ils concernent des voies de communication. Au cours des 20 dernières années, le nombre moyen de morts dus aux avalanches est assez stable dans les Alpes avec 31 victimes en France, 22 en Suisse, 26 en Autriche, 20 en Italie et 10 en Allemagne. Au Japon, le nombre de morts est voisin de 30 en moyenne chaque année, 24 en Turquie, 30 aux États-Unis (mais la tendance est à l’augmentation), et 7 au Canada.




Avalanche de l’Arcelle du 16 avril 2009

Dans l’après-midi du 16 avril 2009, une avalanche s’est produite dans le cirque de l’Arcelle. Elle a coupé deux pistes de ski du domaine de Val-Cenis-Vanoise. Cet article revient sur les circonstances et les conséquences de cet événement exceptionnel.

Site

Le site de l’Arcelle est un vaste versant qui s’étire du Signal du Mont-Cenis (3377 m) jusqu’à la rive gauche de l’Arc (1470 m) à Lanslevillard (Savoie). La ligne de crête longue d’environ 1,8 km dépasse les 3000 m d’altitude. L’orientation générale est au nord-ouest, mais certains panneaux du cirque sont exposés différemment. Le site est connu pour son activité avalancheuse. Des avalanches coulantes exceptionnelles comme celle de mai 1983 peuvent atteindre l’Arc ; le haut du site a également été à plusieurs reprises balayé par des aérosols plus ou moins puissants et des avalanches coulantes rapides. C’est ce caractère avalancheux qui a longtemps été un frein à l’équipement du secteur. Les responsables de la station s’étaient donné plusieurs saisons d’observation pour déterminer la meilleure façon d’aménager le secteur. Un lanceur pneumatique (avalancheur) a été installé durant l’hiver 1997-98 afin de tester les pentes de l’Arcelle. À l’automne 2000, plusieurs gazex ont été disposés dans tout le cirque pour protéger les nouvelles pistes de ski.

Conditions météorologiques

La saison 2008-09 a été particulière sur le plan nivo-météorologique. La position stable, mais anormale des centres dépressionnaire et anticyclonique sur l’Atlantique nord a permis la succession de retours d’est, où de l’air humide venant de Méditerranée remontait vers les Alpes, où il rencontrait un courant polaire, ce qui générait des chutes de neige localement abondantes sur toute la chaîne frontalière. Les températures sont restées durablement froides, même si elles n’ont pas atteint les records enregistrés en 2006. L’enneigement a été globalement très bon, voire exceptionnel sur certains secteurs. Une activité avalancheuse de grande ampleur a été observée dans les massifs méridionaux et le long de la chaîne frontalière en décembre 2008 ; dans le cirque de l’Arcelle, une avalanche avec une composante en aérosol a causé des dommages mineurs à la gare de départ du télésiège de l’Arcelle (2320 m).

L’hiver s’est passé assez tranquillement sur Val-Cenis, avec des chutes de neige assez régulières et des températures froides. Au début du mois d’avril, des conditions anticycloniques se sont maintenues plusieurs jours sur les Alpes, avec des températures moyennes plus élevées que la normale et l’isotherme 0 °C oscillant entre 2500 et 3000 m d’altitude. Les nuits claires ont favorisé le regel de surface du manteau neigeux, tandis qu’une activité avalancheuse modérée (essentiellement des coulées de neige humide) était observée durant les fins de journée. Lors du week-end de Pâques (11-13 avril 2009), une situation de barrage s’est installée, causant parfois de fortes chutes neiges sur la chaîne frontalière. Celles-ci sont toutefois restées modérées sur Val-Cenis (voir fig. 1). Le lundi de Pâques, la situation est redevenue globalement anticyclonique sur les Alpes, mais une dépression secondaire était en train de se creuser sur la Méditerranée. Le mercredi 15 et le jeudi 16 avril, une situation de foehn concerna les chaînes frontalières ; la limite des chutes de neige se situa autour de 2000 m et descendit jusque vers 1500 m en fin d’épisode (matinée du 16 avril). Sur Val-Cenis, cet épisode a amené environ 30 cm de neige à 2000 m, sans doute 40 à 50 cm de neige en altitude. Malgré ces chutes de neige, le manteau neigeux à 2000 m avait déjà commencé sa fonte printanière. Pour la journée du 16 avril, Météo-France annonçait un risque 3 (évoluant en 4 durant l’après-midi), ce qui est le cas le plus souvent en cette saison après des chutes de neige et des oscillations de l’isotherme 0 °C.


Figure 1 : chronologie des chutes de neige sur le poste du Vieux Moulin (1970 m) pendant le mois d’avril 2009. On a reporté les chutes de neige journalières (points) et l’évolution de l’épaisseur du manteau neigeux (courbe). La flèche indique la date de l’avalanche.

Circonstances de l’avalanche

Le service des pistes a conduit des opérations de déclenchement préventif dans le cadre du plan d’intervention pour le déclenchement des avalanches (PIDA) après les chutes de neige du 15 et 16 avril au matin. Les artificiers ont d’abord tenté de procéder à des tirs sur tout le secteur de l’Arcelle à l’aide des gazex, mais compte tenu de la défaillance de l’un des gazex sous la pointe de la Nunda, ils ont décidé de compléter les tirs en lançant deux flèches explosives avec l’avalancheur situé à l’entrée du cirque (2400 m). Ces flèches sont tombées dans le haut du cirque et n’ont pas donné lieu à des départs d’avalanche. Les tirs ayant été négatifs, le service des pistes a ouvert le domaine skiable et les remontées mécaniques sur tout le domaine d’altitude.

L’avalanche de la Nunda est partie naturellement en tout début d’après-midi (vers 13 h 15). C’est le seul événement survenu sur le domaine skiable d’après les artificiers ; aucune autre avalanche d’ampleur n’a été signalée ce jour-là en Maurienne ou dans les Alpes (en particulier aucun accident n’a concerné des skieurs en hors-piste ou ski de randonnée). La seule activité avalancheuse d’ampleur sur l’ensemble des Alpes françaises et suisses a eu lieu le 13 avril (plusieurs départs d’avalanche dus à des passages de skieurs se sont produits ce jour-là, avec en particulier, une avalanche à la Pointe Joanne, Queyras, faisant 3 morts et une avalanche à la pointe des Montets, Vanoise, à la limite du domaine skiable de Val d’Isère, sans faire de victime).

Dans la partie supérieure du cirque de l’Arcelle, le manteau neigeux était typique d’un manteau neigeux froid de haute altitude tel qu’on le rencontre dans les versants nord au printemps. La température était largement négative sur une grande profondeur du manteau neigeux tandis que près de la surface, la teneur en eau liquide était faible. Il ne présentait pas de structure évidente qui puisse laisser présager une quelconque instabilité (couche fragile, faible cohésion, etc.). La figure 2 montre le profil stratigraphique réalisé 5 jours après l’avalanche dans la zone de départ ; aucun sondage n’a été réalisé dans la zone de dépôt (entre 2200 et 2300 m), mais compte tenu des différences d’ensoleillement et de pente, il est clair que le manteau neigeux y était caractéristique d’un manteau neigeux printanier, composée en partie de neige humide (grains ronds).


Figure 2 : sondage stratigraphique réalisé le mardi 21 avril 2009 à 2750 m, à l’amont immédiat de la ligne de fracture (vers 2700 m) de l’avalanche du 16 avril 2009.

Dans le ravin sous la pointe de la Nunda (3023 m), une plaque est partie à l’altitude approximative de 2700 m. L’épaisseur de la cassure était d’environ 1 m. L’avalanche a sans doute mobilisé toute la neige récente accumulée depuis le début du mois ; la croûte de regel a dû servir de plan de glissement. Notons que la ligne de fracture était assez complexe et torturée, ce qui tend à indiquer qu’il ne s’agissait pas d’une rupture typique de neige froide, où la fracture se propage plus ou moins linéairement et quasi instantanément sur de grandes distances. La figure 3 offre une vue d’ensemble du cirque de l’Arcelle après l’avalanche et la figure 4 montre la principale zone de départ sous la pointe de la Nunda.

Figure 3 : vue du cirque de l’Arcelle. Le départ principal s’est fait au-dessus du ravin de la Nunda, sur la droite du cliché). Photographie réalisée le 21 avril 2009.

Figure 4 : vue sur la zone de départ de l’avalanche du 16 avril 2009. Sur la droite, on voit l’un des gazex de la Nunda. Cliché pris depuis hélicoptère le 21 avril 2009.

Une explication du départ de l’avalanche pourrait être la suivante :

  • des chutes de neige soutenues se produisent entre la journée du 15 et le matin du 16 avril, amenant environ 40 à 50 cm de neige fraîche en altitude (30 cm à 2000 m) ;
  • le mauvais temps s’évacue doucement, mais malgré la nébulosité, le rayonnement solaire est suffisant pour provoquer un réchauffement de l’air et des couches de neige ;
  • tôt dans la matinée, la neige dans le secteur de la Nunda (orienté au nord) se présente sous la forme d’une neige poudreuse avec une faible cohésion de feutrage. Les déclenchements préventifs avec l’avalancheur sont négatifs, même si vraisemblablement de petites coulées ont dû se produire. La faible cohésion ne permet pas la propagation de fracture ;
  • en début d’après-midi, la poudreuse commence à s’alourdir du fait du rayonnement solaire indirect. Il est vraisemblable que compte tenu de l’altitude à laquelle se situe l’isotherme 0 °C (autour de 2500 m), une très faible quantité d’eau liquide (quelques dixièmes de pour cent) soit apparue, ce qui peut expliquer un accroissement sensible de la cohésion de la neige (nécessaire à la propagation de ruptures sur une grande distance) avec, en parallèle et assez paradoxalement, une réduction de la résistance au cisaillement ;
  • une coulée (ou plusieurs) partie des panneaux raides sous la pointe de la Nunda sert de détonateur : elle grossit en mobilisant de la neige fraîche et parvient à franchir la zone en pente douce vers 2750 m d’altitude. Le flux de neige arrive alors dans les ravins sous la pointe de la Nunda et accélère tout en mobilisant de la neige récente. Une première fracture se produit vers la cote 2700 m, ce qui permet la mobilisation de toute la neige récente. Compte tenu de la forme de la cassure, on peut imaginer que la rupture s’est produite par traction du manteau neigeux, comme une couverture en glissement qui vient à se rompre sous l’effet de la traction. La mise en mouvement de la neige de surface entraîne une seconde couche, qui correspond à toute la neige au-dessus de la croûte de regel (voir fig. 2) ;
  • il est vraisemblable que le déroulement soit complexe, avec une avalanche s’écoulant en vagues successives. Dans le ravin, l’avalanche mobilise la neige récente, un peu plus humide. La première vague a dû être assez rapide et aller assez loin jusque dans le lit de l’Arcelle Neuve vers 2200 m d’altitude. Les vagues suivantes sont plus lourdes (mobilisant de grandes quantités de boules de neige) et lentes. Elles parviennent néanmoins à creuser leur chenal d’écoulement dans le dépôt meuble de la première vague.

L’avalanche a immobilisé l’essentiel de sa masse entre la piste de l’Arcelle à mi-versant (vers 2380 m) et la piste des Rhodos dans le bas du versant (vers 2250 m). Une faible partie a pu continuer son chemin dans le ravin de l’Arcelle Neuve. Sur la base des événements observés depuis les années 1980, on peut tirer les éléments suivants :

  • l’avalanche du 16 avril 2009 est le plus gros phénomène naturel observé depuis 1988 ;
  • il semble dépasser le phénomène de février 1988 en termes de volume mobilisé et d’emprise ;
  • l’emprise des zones de départ et de dépôt est bien plus étendue que ce que le service des pistes a l’habitude d’observer sur le site depuis la mise
    en place du PIDA (à l’automne 2000) ;
  • la superficie de la zone de dépôt est de 7 ha environ, ce qui suggère un volume déposé voisin de 200 000 m³ et des hauteurs de dépôt de plusieurs
    mètres.

La période de retour du phénomène est grande, de l’ordre de 20 à 30 ans. La figure 5 montre l’emprise de l’avalanche.


Figure 5 : emprise de l’avalanche du 16 avril 2009 d’après le relevé du 21 avril 2009.

Opérations de secours

Les opérations de secours ont été mises en œuvre avec une grande rapidité. Des pisteurs, un peloton de gendarmes, des CRS, et sept équipes cynophiles ont sondé la zone de dépôt durant tout l’après-midi (voir fig. 6). Par chance, aucun skieur n’a été emporté par l’avalanche. Les opérations de secours ont été arrêtées en fin d’après-midi.


Figure 6 : équipe cynophile en action. © Service des pistes de Valcenis.

Quelles leçons en tirer ?

Un événement exceptionnel est toujours l’occasion d’apporter des éléments nouveaux qui enrichissent notre compréhension et notre expérience des phénomènes naturels. Examinons l’avalanche de l’Arcelle sous trois éclairages différents : celui de la compréhension naturaliste, celui de la gestion du domaine skiable, et celui du niveau de sécurité sur des pistes de ski. L’avalanche de l’Arcelle du 16 avril 2009 étonne à plus d’un titre :

  • le manteau neigeux était globalement stable. C’est la seule avalanche (ou coulée) qui se soit produite sur tout le domaine skiable le 16 avril 2009 et c’est le seul accident reporté ce jour-là ou les jours suivants/précédents en France ou en Suisse ;
  • deux tirs préventifs à l’avalancheur avaient été réalisés dans le cadre du PIDA et n’avaient donné lieu à aucune avalanche dans le versant nord de la Nunda ;
  • le phénomène a pu gagner de l’ampleur car il y a eu un fort entraînement de neige. À bien y réfléchir, cela n’est peut-être pas aussi évident. Le versant nord de la Nunda est une zone traitée dans le cadre d’un PIDA, donc avec des avalanches régulièrement déclenchées et un tassement plus important du manteau neigeux dans le bas du versant. Même si l’isotherme 0 °C était assez haute et la fonte du manteau neigeux assez rapide en cette mi-avril, la teneur en eau du manteau neigeux en partie haute du versant de la Nunda était encore limitée et elle ne peut donc être un facteur fort d’instabilité qui aurait pu expliquer une érosion aisée du manteau neigeux dans les goulets et pentes sous la Nunda.

Des départs spontanés d’avalanche après des tirs négatifs sont nombreux au printemps lorsque la température du manteau neigeux atteint 0 °C sur toute son épaisseur ; l’augmentation de la teneur en eau liquide est un facteur significatif du risque d’avalanche au printemps. Toutefois, dans le cas présent, le manteau neigeux était encore constitué de neige froide. Quoique rares, des déclenchements de grande ampleur ont été rapportés pour des manteaux neigeux en neige froide « stabilisés ». Ainsi, l’avalanche de la combe du Pra en avril 1987 a tué un gendarme dans la combe nord de la dent du Pra. Il évoluait à skis (de randonnée) dans le bas de la combe nord du Pra. L’avalanche a vraisemblablement été déclenchée par un morceau de corniche tombé depuis la cime de la Jasse ; la rupture de corniche a mis en mouvement une énorme plaque de neige froide large de 350 m vers 2350 m d’altitude. L’enquête de Météo-France a montré l’existence d’une croûte de regel surmontée d’une fine couche de grains à faces planes située à 180 cm de la surface du manteau neigeux.

Dans le cas présent, le PIDA et la prévision locale n’ont pas complètement rempli leur mission dans la mesure où une avalanche s’est produite. Sur la base des connaissances actuelles, il n’y a pas de moyen technique ou d’élément d’observation qui aurait pu alerter les pisteurs du danger. L’accident du 16 avril 2009 entre dans la catégorie des phénomènes exceptionnels tant par leur extension que par le caractère presque incongru de leur occurrence. L’événement a néanmoins poussé les responsables de la station à chercher à améliorer encore la sécurité sur leur domaine. Pour rendre redondants les systèmes de déclenchement et se donner plus de liberté dans le choix des points de tir, la station a acquis un système appelé Daisybell (commercialisé par le groupe MND), qui est un gazex mobile transporté par hélicoptère. Elle a également formalisé la récolte des observations réalisées par les pisteurs artificiers au cours de la journée ; l’accent est également mis sur un contrôle encore plus poussé des secteurs sensibles du domaine skiable au cours de la journée, avec à la clé une fermeture des pistes sur ces secteurs. Toutefois, avec le recul, on peut se demander si on aurait pu éviter un tel accident quels que soient les moyens employés… Il est vraisemblable qu’on approche la limite technologique de ce que nous sommes capables de faire en termes de prévision locale et de gestion du risque par déclenchement artificiel.

Enfin, beaucoup ont été frappés par la couverture médiatique de l’événement puisque l’accident est passé au journal télévisé des grandes chaînes nationales et a fait l’objet de nombreux articles dans la presse nationale et suisse. Contrairement à l’avalanche d’Anzère (Suisse) du 27 décembre 2009, où deux skieurs ont été emportés par une avalanche sur une piste de ski, il n’y a pas eu d’emballement médiatique avec une « recherche de responsabilité », sans doute parce qu’il n’y a pas eu de victimes. Les événements récents d’Anzère et de Val-Cenis permettent de réfléchir sur l’évolution de notre société : d’un côté, les responsables des pistes mettent normalement tout en œuvre pour assurer la protection des usagers contre les avalanches (ils remplissent donc leur « obligation de moyens » selon l’expression juridique consacrée). De l’autre côté, les clients des stations considèrent qu’ils payent pour que leur sécurité soit garantie (demandant implicitement par là une « obligation de résultats »). Sur le plan technique, la problématique se pose différemment : comme pour tout système technologique, a fortiori placé dans le milieu naturel, le niveau de sécurité doit également rechercher un bon compromis entre le coût de la protection, le coût probable des dommages en cas de défaillance, et la faisabilité technique. S’il est souvent techniquement et économiquement possible d’assurer un bon niveau de protection des pistes de ski, il peut devenir très difficile techniquement de garantir un taux nul de défaillances des tirs.




Reboisement et lutte contre les crues

Au cours du XIXe siècle, les pays européens furent frappés par des crues exceptionnelles avec une fréquence telle que les autorités publiques s’interrogèrent sur les causes de ces catastrophes et les moyens de les prévenir.

En particulier, à au moins deux reprises au cours du XIXe siècle, l’Europe a connu des crues catastrophiques :

  • les inondations de 1840 à 1843 ;

  • les crues de 1856 à 1857.

Ces événements ont poussé les états européens à réagir. En Suisse, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les communautés villageoises géraient de façon autonome leurs forêts. Dès 1803, on voit apparaître les premières lois cantonales, notamment dans le Valais. Dans les années 1850 à 1860, plusieurs hommes politiques et ingénieurs ont travaillé à ce que la Confédération prît en main la question du reboisement comme moyen de lutte contre les crues ; deux professeurs de la toute jeune ETHZ, Elias Landolt et Carl Culmann, remettent plusieurs rapports au Conseil fédéral, suggérant des pistes. Toutefois, dans la première constitution suisse de 1848, la Confédération n’avait aucune compétence en matière de police forestière, qui restait du domaine des cantons. Il faut attendre 1874 pour voir la révision de la constitution (article 24 relatif à la surveillance des eaux et des forêts de montagne) et la création d’un service fédéral forestier calqué sur le modèle des Grisons. En 1876, la première loi fédérale sur la police des forêts entre en vigueur. Elle prévoit l’interdiction des coupes et l’obligation du reboisement dans les forêts de protection. La loi de 1910 complète le cadre réglementaire en mettant en place des subventions fédérales, qui lancèrent une série de grand travaux de protection sur tout le territoire national.

Pendant environ trois décennies (1830 à 1860), l’État français a été tenaillé entre d’un côté les tenants de la politique du reboisement prônée par les administrations et de l’autre les élus locaux soucieux de donner satisfaction aux agriculteurs peu enclins à l’amputation de leur terrain. Les crues du début des années 1840 donnèrent l’impulsion à une réflexion plus approfondie sur les moyens de lutte, avec deux grandes options :

  • la correction des rivières, avec par exemple l’endiguement des principaux cours d’eau ;

  • le traitement des versants, avec principalement le reboisement des versants dénudés, l’interdiction du défrichement, et la limitation du pâturage.

En France, deux lois essentielles ont consacré la forêt comme moyen privilégié de lutte contre les crues :

  • la loi du 28 juillet 1860 (sous le Second Empire) confia au service des Eaux et Forêts la mission de corriger les torrents et reboiser les montagnes. Cette loi faisait suite à d’autres lois promulguées par Napoléon III à la fin des années 1860 pour créer des ouvrages de protection contre les crues ;

  • la loi du 4 avril 1882 corrigea le cadre d’intervention du service des Eaux et Forêts.

    La forêt ne devenait plus un outil de prévention, mais une technique curative. On ne parlait plus de reboisement, mais de « restauration des terrains en montagne », une expression qui a été figée à travers le nom de l’organisme qui est né à cette occasion. En Italie, la loi du 20 juin 1877 engagea l’état italien dans une politique active de protection des forêts, avec à la fois des limitations fortes des coupes forestières et des plans de reboisement. Toutefois, compte tenu des difficultés économiques et du développement industriel dans l’Italie réunifiée, la loi fut marginalement appliquée, ce qui eut pour conséquence, en particulier, un accroissement des surfaces déboisées (entre 1870 et 1920, la surface forestière diminua d’environ 15 %). En réaction, le gouvernement promulgua la loi du 2 juin 1910 dite Loi Luttazzi, qui a notamment institué la création d’un Corps royal des forêts regroupant plus de 3000 gardes forestiers.

    La forêt comme moyen de prévention

    La forêt a été vue dès le Moyen Âge comme une valeur économique, qu’il fallait non seulement préserver, mais développer (Buridant, 2002). Sous le ministère de Colbert en France à la fin du XVIIe siècle, le corps des Eaux et Forêts se voit ainsi considérablement renforcer. Il faut attendre le début du XIXe siècle pour voir un fort regain d’intérêt pour la forêt en Europe, un intérêt croissant qui s’est traduit en France par la création de l’école forestière de Nancy en 1824 et la promulgation du Code forestier en 1827. En Italie, la première école forestière fut créée en 1869 à Vallombrosa (Florence).

    La doctrine sur le rôle de protection de la forêt a été élaborée dès le milieu du XIXe siècle, notamment en France avec la publication en 1840 de l’ouvrage d’Alexandre Surell, qui eut un retentissement considérable. Surell écrivait ainsi :

    Lorsqu’on examine les terrains au milieu desquels sont jetés les torrents d’origine récente, on s’aperçoit qu’ils sont toujours dépouillés d’arbres et de toute espèce de végétation robuste. Lorsqu’on examine d’une autre part les revers dont les flancs ont été récemment déboisés, on les voit rongés par une infinité de torrents du troisième genre, qui n’ont pu évidemment se former que dans ces derniers temps. Voilà un double fait bien remarquable… On peut appeler en témoignage de ces remarques toute la population de ce pays. Il n’y a pas une commune où l’on n’entende raconter à des vieillards que sur tel coteau, aujourd’hui nu et dévoré par les eaux, ils ont vu se dresser autrefois de belles forêts, sans un seul torrent. Considérons donc cette influence comme une chose démontrée, et résumons-la dans les deux propositions suivantes :

    1. la présence d’une forêt sur sol empêche la formation des torrents ;
    2. le déboisement d’une forêt livre le sol en proie aux torrents

    L’ingénieur des Eaux et Forêts Paul Mougin a analysé dans le détail le rôle de la forêt. Sa description du rôle de la forêt dans le cycle de l’eau est toujours d’actualité. Selon Mougin, la forêt a trois rôles majeurs :

    • grâce au phénomène d’évapotranspiration, elle permet d’intercepter une partie des eaux de pluie ;

    • elle exerce une résistance au ruissellement, ce qui permet d’étaler les crues et éviter des pics de crue ;

    • elle permet de lutter contre l’érosion en maintenant le sol grâce au réseau de racines.

    Il défendit la thèse selon laquelle la forêt avait un impact profond sur le climat à travers plusieurs processus :

    • la montée des températures ;

    • l’augmentation de la pression atmosphérique ;

    • une fréquence accrue des orages ;

    • une fonte des neiges plus rapide ;

    • la modification du régime des eaux de surface et des cours d’eau.

    À l’époque de Mougin, on ne parlait pas de réchauffement climatique. Mougin ignorait donc que la remontée des températures observée depuis la fin du petit âge glaciaire était liée à une modification globale du climat (éventuellement déjà avec une influence anthropique) et donc pour lui, il ne pouvait y avoir qu’une cause : le déboisement. Mougin affirme donc que

    pendant toute la période où les forêts étaient détruites on constate une augmentation de la température moyenne annuelle. (…) le chanoine Vaullet, après 40 ans d’observations, signalait le même fait démontré par la comparaison des températures depuis le début du siècle. Parmi les causes de la modification du climat, il place au premier rang, le déboisement. » Il avança également en comparant le nombre de crues et le nombre d’hectares défrichés qu’il y avait un lien étroit entre déboisement et nombre de crue : « au XVIIIesiècle, la Leysse a eu huit crues dommageables et trente-huit crues au XIXe siècle ; les crues sont donc devenues 4,7 fois plus fréquentes. Or, en 1738, la forêt couvrait 5398 hectares, soit 53,2 % du bassin de réception ; en 1910, elle ne s’étend plus que sur 3945 hectares, c’est-à-dire qu’elle a perdu 26,9 % de son étendue.

    Lutter contre les crues, c’est donc avant tout lutter contre le déboisement. La doctrine française jusqu’à la seconde guerre mondiale, doctrine en vigueur dans tous les pays alpins, a été de mettre en avant une politique intensive de reboisement. Une doctrine qui se résume en la phrase lapidaire de Surell, reprise par Prosper Demontzey :
    « la forêt seule peut venir à bout des torrents. »

    Causes du déboisement

    Comme le déboisement était considéré être la cause des crues que connaissait l’Europe en cette fin de XIXe siècle, il fallait trouver un responsable de ce déboisement. Le coupable fut vite trouvé : c’est le paysan et le berger, dont l’incurie était la cause de tous les malheurs. Écoutons Surell à ce sujet :

    Dans ce magnifique bassin, la nature avait tout prodigué. Les habitants ont joui aveuglément de ses faveurs ; ils se sont endormis au milieu de ses dons. Ingrats, ils ont porté inconsidérément la hache et le feu dans les forêts qui om- brageaient les montagnes escarpées, la source ignorée de leurs richesses. Bientôt ces pieds décharnés ont été ravagés par les eaux. Les torrents se sont gonflés… des terrains immenses ont été engravés… Bientôt Crévoux, Boscodon, Savines et tous les torrents auront anéanti ce beau bassin qui, naguère, pouvait être com- paré à tout ce que les plus riches contrées possèdent de plus fertile et de mieux cultivé (…) Tous les hommes qui ne sont pas aveuglés par l’ignorance, ou dont le cœur ne s’est pas desséché par l’égoïsme, expriment la pensée qu’il serait temps enfin d’arrêter les progrès toujours croissants d’une si effrayante dévastation. Ils gémissent sur les maux sans nombre causés par le déboisement des montagnes… Entendons les cris de détresse d’une population alarmée sur son avenir.

    Envoyé par le gouvernement de la Révolution, l’ingénieur Lomet (1795) notait au cours d’un voyage à Barèges en 1794, que c’est le déboisement qui est à l’origine des catastrophes récentes

    Autrefois, toutes les montagnes qui dominent Barèges étaient revêtues de bois de chêne jusque vis-à-vis de la vallée d’Escoubous. Des hommes actuellement vivants en ont vu les restes et les ont achevés… Les habitants des plateaux ont tout ravagé eux-mêmes, parce que ces pentes étant les premières découvertes par leur exposition et par la chute des avalanches, ils y ont de bonne heure un pâturage pour leurs moutons, et que, le jour où ils les y conduisent, ils oublient que pendant l’hiver ils ont frémi dans leurs habitations de la peur d’être emportés avec elle par ces neiges, dont ils provoquent obstinément la chute

    La littérature des forestiers et des géographes livre un florilège de clichés. Le géographe Jean-Yves Puyo livre quelques morceaux croustillants : « Le pasteur n’a pas le sentiment des égards dus aux forêts », « le fond du caractère du montagnard est l’imprévoyance absolue, l’inertie systématique opposées à toute idée du progrès, à toute tentative
    d’amélioration, l’esprit est encore plus malade que le sol. », « c’est à l’imprévoyance des habitants, bien plus qu’à la constitution géologique du sol, qu’il faut attribuer le rapide écroulement des monts. »
    Il ne faut toutefois pas croire que ces avis caricaturaux résultaient d’une analyse sommaire des causes du déboisement. Paul Mougin a entrepris une œuvre gigantesque de collecte d’informations historiques, d’observations naturalistes, et de données scientifiques sur le problème. Dans sa monographie sur les torrents de Savoie, Mougin défendit l’idée que les Alpes étaient à l’époque romaine couvertes de forêts épaisses : « Que les Alpes aient jadis été plus boisées qu’aujourd’hui, tout le démontre, et d’abord, la légende et la tradition. ». Le déboisement a commencé être pratiqué massivement au Moyen-Âge. Il a d’abord été le fait des religieux, pour qui la déforestation était presque un acte de foi à une époque où les croyances païennes considéraient les forêts comme la demeure des divinités. Puis, les besoins en pâtures, bois de chauffage, bois de construction, mais aussi le gaspillage et les guerres ont pendant des siècles amené à la destruction de la forêt. La forte poussée démographique du XVIIIe siècle et XIXe siècle n’a fait qu’accroître la pression sur la forêt. Si, à la lumière des avancées de nos connaissances sur la protohistoire et l’histoire des populations alpines, il paraît exagéré de dire que les Alpes étaient couvertes d’épaisses forêts, il faut reconnaître que la forêt a connu une forte régression dans les Alpes entre le XVIe siècle et le XIXe siècle. Les études historiques sur les communautés villageoises comme l’étude sur Vallorcine menée par Gardelle témoignent des rapports étroits entre l’homme et la forêt. Si la forêt est perçue à la fois comme une richesse et une protection (contre les avalanches), cela n’a pas empêché qu’elle soit surexploitée en dépit des règlements communaux (coupe affouagère 19 , droit de pâture) et des édits/lois de l’administration. En 1860, le syndic de Vallorcine dressa un tableau très sombre de la forêt communale, qui représente les trois-quart des espaces boisés : « l’état des forêts communales et les délits multiples qui s’y commettent les menacent d’une destruction partielle et prochaine ».

    Alternatives au reboisement

    À la fin du XIXe siècle, le reboisement n’a pas été l’unique stratégie de lutte contre les crues. Les états se sont aussi lancés dans de gigantesques travaux de correction torrentielle et d’endiguement des rivières. Dans un premier temps, les ingénieurs se sont principalement intéressés aux grands ouvrages de génie civil tels que les digues le long des rivières et les bar- rages pour fixer les sédiments. Cependant, assez rapidement, les dommages substantiels causés aux ouvrages de protection torrentielle posaient le problème de la rentabilité économique des opérations. Dans le canton de Vaud, l’ingénieur Alexis Chessex écrivait

    On a, pendant vingt ans, construit d’innombrables barrages qui devaient permettre de reboiser les ravins. Nos paysans voulaient s’y opposer; ils durent se résigner à payer d’énormes impôts pour solder ces travaux qu’ils savaient inutiles. Heureusement, la société des forestiers suisses s’est décidée il y a deux ans, à adresser à toutes les municipalités du pays une brochure dans laquelle elle déclare enfin que le principe des grands barrages est économiquement faux ; l’aveu est complet.

    À la fin du XIXe siècle, les ingénieurs se sont donc orientés vers des ouvrages de plus petite taille en complément des opérations de révégétalisation : des seuils pour fixer le lit d’un torrent, les clayonnages 21 pour limiter l’érosion des berges, les banquettes pour réduire le ruissellement et l’érosion sur des flancs de montagne, et les galeries de dérivation.

    Résistance au reboisement

    Bien avant la mise en place des grandes lois de la fin du XIXe siècle, les autorités locales ont tenté de lutter contre la déforestation en promulguant des édits visant à limiter ou interdire l’exploitation du bois. La « mise à ban 22 » des forêts ayant une fonction de protection a été mise en œuvre dès le Moyen Âge. Les plus anciens édits (lettres de ban) créant des « forêts à ban » datent du xive siècle dans les cantons de Schwytz et d’Uri ; en 1397, la forêt (Bannwald) protégeant Andermatt fut mise en ban : « le profane qui oserait porter la hache sur celui-ci [la forêt d’Andermatt] serait puni de mort » (Rabusseau, 2007).
    Au XIXesiècle, les forestiers se plaignaient que les populations locales étaient rétives. Mougin dénonçait l’incivisme des populations, la corruption, et le manque de gardes forestiers : « Malgré cela, combien de délits demeuraient impunis, à cause du nombre in- suffisant des préposés et de la trop grande étendue de leur triage. (…) Une multitude de délinquants mal surveillés ou pactisant avec les gardes avaient dilapidé les forêts communales. (…) Le nombre du personnel subalterne devrait donc être augmenté si l’on ne veut pas voir réduire à une simple fiction la surveillance et la protection des forêts ». Il faut dire que pendant plusieurs décennies, les gardes forestiers étaient assez complaisants car issus des vallées dont ils avaient la surveillance, ils connaissaient la pauvreté des gens. L’administration reprochait la connivence entre habitants et gardes. Ainsi, en 1868 à Vallorcine, le Conservateur des forêts se plaignait que « le garde de Vallorcine qui est de la commune, éloigné de ses chefs, s’abandonne à toutes les influences, et principalement à celles des autorités locales qui peuvent en abuser » et il obligea la commune à engager un garde extérieur à la vallée.
    La mise en place des lois sur la forêt a entraîné une forte réaction des populations montagnardes, très pauvres. Si les vols de bois sont fréquents, c’est que c’est une condition de survie pour des populations extrêmement pauvres, ce que Gardelle résumait de la façon suivante : « l’administration, dont les ingénieurs se recrutent dans la haute bourgeoisie des plaines, ne peut pas comprendre ces Vallorcins si lointains qui ne survivent qu’en volant du bois pour faire leurs seilles, en raclant la litière 23 , en laissant échapper leurs chèvres à travers la forêt. » L’historien Jérôme Buridant concluait « sur ce plan, l’administration pratique une certaine forme de despotisme éclairé, en cherchant faire le bonheur des peuples contre leur gré » (Buridant, 2002). Quoique l’administration forestière minimisa la résistance vue tout au plus comme « l’expression d’intérêts personnels isolés 24 », la législation subit plusieurs infléchissements sous les coups de boutoir des élus locaux. La loi du 8 juin 1864 autorisa l’engazonnement comme alternative au reboisement, ce qui permettait de ré- introduire les activités pastorales. Dès 1876, le gouvernement tenta d’encourager la création de fruitières 25 et le développement de troupeaux bovins au lieu des moutons et chèvres, qui causaient plus de dommages aux forêts. En France, la loi de 1882 avec l’instauration du service RTM marque un changement de cap dans la politique nationale sans pour autant changer l’impopularité auprès des populations locales, une situation que Buridant (2002) résume ainsi :

    pour les populations montagnardes, [la restauration des terrains en montagne] a été imposée par les gens de la plaine, d’abord et avant tout pour défendre les villes de piémont des inon- dations. Défaut de dialogue, incompréhension mutuelle, errements du législateur, manque de politiques d’accompagnement : sur ce plan, il faut avouer que le reboisement des montagnes est aussi un échec.

    Avec l’exode rural qui débute à la fin du XIXe siècle et s’amplifie au XXe siècle, la pression sur la forêt diminue fortement. La vive opposition qui existait entre populations autochtones et administration s’apaisa fortement. La première guerre mondiale marqua également la fin de la grande ère de la restauration en montagne.

    Critique de la doctrine forestière

    Dans son étude sur l’effet du reboisement, le botaniste Félix Lenoble, farouche adversaire de Mougin, concluait :

    D’ailleurs les travaux de reboisement et de correction de torrents ont-ils une efficacité bien sérieuse contre ces paroxysmes des forces naturelles en montagne ? C’est douteux. La grandeur des masses en mouvement, l’influence du relief et l’action de la pesanteur ont ici une prépondérance telle que les obstacles qui leur sont opposés artificiellement figurent de simples fétus. La prétention de l’homme de maîtriser ces phénomènes, formidables à l’égard de sa faiblesse, fait penser à celle d’une fourmi qui croirait en remuant quelques grain de sable consolider les ruines de la cathédrale de Reims.

    Les géographes, plus particulièrement les géographes français, se sont montrés particulière- ment critiques. Aujourd’hui, les études hydrologiques n’ont pas permis de trancher le débat sur le rôle des forêts sur les crues, probablement car il n’y a pas de réponse universelle à cette problématique. S’il est avéré que les forêts ont une influence positive sur la genèse et la propagation des crues en diminuant et étalant le volume de crue, elles n’ont qu’un rôle faible lors des phénomènes extrêmes. En Suisse et en France, les crues d’août 2005 ont montré que les forêts n’avaient pas empêché la formation de crues torrentielles et inondations importantes et que, pis encore, elles avaient contribué à augmenter les dommages à cause des bois flottants. En outre, la comparaison entre des bassins- versants avec des couvertures végétales différentes ne montre pas systématique une efficacité plus grande de la forêt pour freiner le ruissellement des eaux de surface : c’est en général la perméabilité du sol qui est le facteur clé.

    Il existe une controverse très vive entre hydrologues, forestiers, et décideurs politiques. Si certains scientifiques considèrent que la forêt joue un certain rôle dans la prévention des crues, la plupart pensent qu’il s’agit d’un rôle mineur, voire d’un mythe. Calder & Aylward résument ainsi la situation :

    il y a un écart croissant entre la perception du public et les preuves scientifiques concernant les causes des crues, leurs impacts, et les bénéfices des mesures de prévention. Pour nous, cet écart résulte de l’intense promotion de certains types d’utilisation du sol et d’interventions techniques par des des groupes d’intérêt particulier en l’absence de toute diffusion de données scientifiques qui auraient pu permettre de développer une vue contraire. Pour nous, cet écart a pu aboutir non seulement à gaspiller des fonds de développement (jusqu’à 10 milliards de dollars par an) pour des objectifs irréalisables, mais également à blâmer de façon injustifiée des populations montagnardes de pratiques qui n’ont en général qu’un impact limité sur les crues à l’aval. (…) Ce que l’on peut reconnaître, avec certitude, c’est que des solutions de gestion simplistes et populistes telles que les programmes commerciaux de reforestation qui sont souvent mis en avant, ne peuvent pas offrir une solution générale et, dans la plupart des situations, ont un intérêt au mieux marginalement positif et, au pire, des impacts négatifs.