Hôpitaux de Saint-Hilaire-du-Touvet : perspective personnelle sur un fiasco en termes d’aménagement du territoire

Saint-Hilaire du Touvet, petite commune au-dessus de Grenoble, accueillait depuis les années 1930, trois établissements hospitaliers pour la rééducation et le soin de longue durée (sanatorium). En 2009, après plusieurs années de discussions, tombait la décision finale d’abandon de l’activité hospitalière (et son déménagement dans la vallée de l’Isère en contrebas).

La raison la plus couramment évoquée était le risque d’avalanche, jugé trop sérieux pour maintenir une activité pérenne. Une meilleure gestion de l’outil hospitalier semble aussi avoir été un élément-clé de la décision pour l’agence régionale de l’hospitalisation (ARH) ; à la clé, il y avait notamment la réduction du flux de malades et de personnels soignants entre les hôpitaux de la plaine grenobloise et ceux de Saint-Hilaire-du-Touvet, et donc des coûts moindres pour l’ARH. Pour une grande partie du personnel soignant, qui résidait sur place, la décision était catastrophique. Sur le plan de l’aménagement du territoire, le regroupement de l’activité hospitalière dans la cuvette grenobloise n’est pas sans poser de questions : avait-on intérêt à concentrer les activités à Grenoble, ville congestionnée, connue aussi pour sa pollution et non dépourvue de risques (risque sismique, inondation, risques industriels, etc.) et à supprimer des emplois à la périphérie de l’agglomération ?

J’ai eu la désagréable surprise de voir mon étude citée comme étant l’élément détonateur de la décision de fermeture des établissements de Saint-Hilaire-du-Touvet. Je donne ici mon point de vue d’acteur sur ce que je considère être un fiasco en termes d’aménagement du territoire. L’article ne se prétend pas être impartial. Il ne donne pas une vue complète de la problématique. Je ne fais que témoigner de ce dont j’ai eu connaissance au cours de mon travail (1998-2001) et de ce qui s’est passé en parallèle.




Photographie 1. Les établissements hospitaliers de Saint-Hilaire-du-Touvet en octobre 1998. Source : Christophe Ancey.




Photographie 2. Les établissements hospitaliers de Saint-Hilaire-du-Touvet en octobre 1998 vus depuis les râteliers. Source : Christophe Ancey.




Photographie 3. Le plateau de Saint-Hilaire-du-Touvet en février 1999. Source : Météo France.




Photographie 4. La Dent de Crolles au-dessus de Saint-Hilaire-du-Touvet et les zones de départ d’avalanches le 8 février 1999. Source : Météo France.

Historique

Les trois établissements hospitaliers de Saint-Hilaire se trouvent dans une zone avalancheuse. Placés sous une forêt mixte de feuillus et de résineux, ils ont longtemps été protégés des avalanches. Ainsi, le bâtiment central construit dans les années 30 n’aurait été touché la première fois qu’en 1968, puis à plusieurs reprises depuis. Il n’y a pas de renseignement très précis sur les avalanches du site avant cette date (hormis deux avalanches en 1853 et 1699).

Date

Couloir

(EPA)

Zone de
départ

Zone d’arrêt

Nature

Caractéristiques
du manteau neigeux

Conditions
météorologiques

1853

5

1800

990

7/01/68

5

1800

1140

coulante

neige humide

pluie, neige, redoux

12/01/68

5

1800

1100

coulante

neige humide à sèche

60 cm de neige cumulés sur 3 j

mauvais temps, froid

5/03/70

5

2000

1150

id.

neige sèche

100 cm de neige cumulés sur 3 j

mauvais temps, vent de NE, fortes chutes de neige

5/03/70

6

1750

1150

id.

id.

id.

2/02/78

6

1450

1100

aérosol

neige sèche à humide

120 cm de neige cumulés sur 3 j

redoux après fortes chutes de neige (durant les
chutes passe de SE à N)

2/02/78

7

1750

1300

id.

id.

id.

2/02/78

11

1750

1260

id.

id.

id.

18/01/81

5

1750

1050

mixte

neige plutôt sèche

100 cm de neige cumulés sur 3 j

mauvais temps, vent fort d’ouest à nord-ouest

16/02/83

6

1700

1450

aérosol

neige sèche

redoux succédant à une période de beau temps froid

18/02/83

7

1750

1400

coulante

neige fraîche

redoux

18/02/83

11

1750

1400

id.

id.

id.

5/02/84

7

1800

1500

coulante

neige humide

redoux après faibles chutes de neige

6/03/86

11

1750

1350

coulante

neige humide

alternance froid/ redoux sans chute de neige
significative depuis 15 jours

18/03/88

6

1750

1350

coulante

neige humide

redoux et pluie

18/03/88

7

1750

1500

id.

id.

id.

18/03/88

11

1750

1350

id.

id.

id.

4/04/88

5

1600

1200

coulante

neige
humide

redoux

4/04/88

6

1750

1350

id.

id.

id.

4/04/88

11

1750

1350

id.

id.

id.

21/12/91

5

1700

1450

coulante

neige très humide

redoux brutal accompagné de pluie


Protection paravalanche

A la suite des avalanches de 1968 et 1970, des travaux ont été entamés pour protéger les bâtiments. L’exemple de Saint-Hilaire-du-Touvet est par ailleurs très significatif des progrès réalisés en matière de protection paravalanche et de l’évolution de la doctrine.

Un bref historique des travaux paravalanches

Les premières années (69-75) ont été consacrées à des travaux de modification du sol par la réalisation de banquettes larges puis étroites censées freiner la reptation de la neige ; les banquettes larges se sont révélées d’une efficacité faible et ont entraîné par ailleurs d’autres nuisances (érosion). Des plates-formes et des étraves, dont le rôle paravalanche n’apparaît pas clairement aujourd’hui, ont également été disposées dans la partie haute du site.

Dès 1975, ce sont les techniques fondées sur des terrassements de banquettes étroites associés à des actions de reboisement, qui ont été mises au goût du jour. Ainsi, entre 1975 et 1980, ce sont quelque 28 000 mètres linéaires de terrasse et 66 000 plants (principalement des pins à crochets) qui ont été disposés sur le site. Compte tenu de l’altitude, de la raideur des pentes, et du sol qui ralentissent le développement des plants, les actions de reboisement ne peuvent porter leurs fruits que sur le long terme (20 à 50 ans).

Les avalanches de 1978 ont montré que ces mesures étaient encore insuffisantes à prévenir le déclenchement d’avalanches. A la stratégie de défense active (il s’agit de lutter contre le départ d’avalanche) est venue se superposer en 1981 une stratégie de protection passive : par la construction d’ouvrages en remblai (tas freineurs, digue d’arrêt), on a cherché à freiner puis arrêter les avalanches avant qu’elles n’atteignent les bâtiments.

Là encore, les avalanches de 1981 ont montré qu’un tel dispositif de protection rapprochée n’était pas encore suffisant. De nouvelles techniques de défense active ont alors été mises en œuvre entre 1981 et 1984, puis entre 1987 et 1989 : il s’agissait de retenir le manteau neigeux à l’aide d’ouvrages de soutien (râteliers, claies, filets) et de modifier la répartition des suraccumulations (dépôts de neige par le vent) à l’aide d’ouvrages à vent (toit-buse). Enfin, 54 000 plants sont venus compléter les zones reboisées.

Bilan de la protection en place

Le reboisement couvrant à l’heure actuelle un peu de moins de 40 ha commence à porter ses fruits en contribuant à fixer le manteau neigeux. Rappelons en quoi consiste le rôle de la forêt dans le maintien du manteau neigeux. La première condition est qu’elle recouvre entièrement la zone d’accumulation du site ; son efficacité peut être illusoire lorsqu’elle ne recouvre qu’une partie de la zone d’accumulation. Ainsi, il n’est pas rare que des avalanches rasent des forêts (comme l’avalanche de l’aiguillette des Houches en janvier 1984 ou l’avalanche de Saint-Étienne-de-Cuines qui à deux reprises, en février 1978 et janvier 1981, a entaillé une forêt dense) ou s’écoulent à travers elles (comme l’avalanche du Rocher du Midi à Saint-Hilaire en février 1978) alors même que la zone d’accumulation était en large partie boisée. Le rôle de protection de la forêt passe par sa capacité à fixer le manteau neigeux. Cette capacité est très liée à la nature des essences et des structures du peuplement. Seule une forêt dense d’arbres à aiguilles persistantes (épicéa, sapin, etc.) permet de fixer le manteau neigeux d’une part en retenant la neige lors de sa chute (fonction du houppier, qui accélère la métamorphose de la neige accumulée sur les branches) et d’autre part parce que la neige tombant en masse des branches agit sur le manteau neigeux comme un poinçon. La micro-ambiance existant au sein d’une forêt dense implique une évolution tout différente du manteau neigeux par rapport à une zone à découvert : il est par exemple rare de trouver du givre de surface. Si la forêt est composée d’arbres à feuilles ou à aiguilles caduques (comme les mélèzes) ou si elle est clairsemée, le risque existe toujours même s’il demeure faible. Enfin, la forêt tient un rôle efficace de barrière à neige naturelle : le transport de neige par le vent y est en effet très limité voire inexistant.

A moyen terme (dix à vingt ans), le reboisement peut contribuer davantage encore à prévenir le départ d’avalanches. Comme pour les ouvrages de génie civil, son efficacité dépendra de son entretien. Que des trouées (chablis, orée amont en régression, érosion au niveau d’un layon, etc.) se forment et en une à deux avalanches, une partie de la forêt pourra être détruite. Son efficacité serait sans doute nettement meilleure si le reboisement couvrait l’intégralité du site, y compris les vires supérieures (soit de l’ordre de 3 à 5 hectares dans la partie supérieure du site). Compte tenu du sol, du relief, de l’altitude, et de l’orientation du site, il est semble difficilement envisageable de reboiser entièrement toute la zone d’accumulation.




Photographie 5. Étrave en gabions sous les Rochers du Midi en octobre 1998. Source : Christophe Ancey.




Photographie 6. Râteliers dégradés et laissés sans entretien (octobre 1998). Source : Christophe Ancey.




Photographie 7. Le plateau de Saint-Hilaire-du-Touvet en février 1999 (survol du 12 février 1999). Source : Météo France.


Rapports d’expertise sur les avalanches

Je relate ici les éléments à ma connaissance. N’ayant participé à l’étude que 1998 à 2001, je n’ai pas une vue complète du dossier.

Étude de 1996

Une première étude a été rendue en 1996 par le Cemagref. De ce que j’en sais, elle avait été commanditée par le service RTM pour le compte de la commune à la suite d’une demande de permis de construire qui avait été refusée. La préfecture de l’Isère (via le service RTM) souhaitait faire un point complet sur le risque d’avalanche avant d’autoriser une extension de bâtiment. Cette étude a été réalisée par François Rapin un ingénieur du Cemagref avec l’aide du technicien local du service RTM. Cette étude est importante car c’est elle qui a fourni une première image du danger d’avalanche au droit des bâtiments. Le tableau 2 fournit les valeurs données dans ce rapport et quelques valeurs guides qui permettent de comprendre la signification des chiffres (on se reportera utilement au guide de l’architecte Marc Givry Construire en montagne pour de plus amples informations). Il est important de noter que :

  • ces valeurs n’ont plus été reconsidérées par la suite. (Dans mon rapport remis en 1999, je les ai reportées intégralement sans les commenter. Il est en effet délicat pour un organisme de publier à peu de temps d’intervalles des valeurs contradictoires.) Ce sont donc elles qui ont servi par la suite à fixer le niveau de vulnérabilité des bâtiments ;
  • ces valeurs ont été estimées à dires d’expert sans calcul numérique (calcul de dynamique des avalanches, méthode statistique) ;
  • les deux personnes en charge du dossier étaient un technicien forestier et un ingénieur des travaux ruraux de Strasbourg. Si elles avaient un bon bagage et une connaissance naturaliste des avalanches, elles n’étaient pas des experts en dynamique des avalanches.

 

Pression en l’absence de protection

 

Pression d’impact

Établissements hospitaliers

(zones numérotées depuis le sud)

normale

latérale

hauteur d’application

résiduelle

 

1

faible

faible

très faible

 

2

faible

faible

très faible

 

3

faible

faible

très faible

Étudiants

4

10

3

1

5

 

5

30

10

1 et 2

5

 

6

20

7

1

5

 

7

40

13

1 et 2

10

CMUD

 

25

8

le 3

10

 

8

50

17

1 et 2

20

 

 

30

10

le 3

20

Buanderie

9

“galerie”

faible

façade aval

(Bâtiment supprimé)

 

10

50

17

1 et 2

20

 

 

30

10

le 3

20

 

11

40

13

-1, 1 et 2

10

 

12a

40

13

-1, 1 et 2

10

CMC les
petites Roches

 

25

8

le 3

10

 

12b

40

13

-1, 1 et 2

10

 

12c

20

7

1

5

 

 

10

3

1 et 2

5

 

12 d

40

13

1

5

 

14

10

4

1

5

 

15

10

4

1

faible

Rocheplane

16

40

4

1

5

 

17

faible

faible

très faible

 

18

faible

faible

très faible

 

19

faible

faible

très faible

Tableau 2 :
Récapitulatif des pressions d’impact subies par les bâtiments pour le scénario
de référence en l’absence d’ouvrages de défense. Valeurs tirées du premier
rapport d’expertise du Cemagref (1996). Les hauteurs d’application font
référence aux niveaux des étages. Les numéros de secteur sont reportés aux parties
de bâtiments correspondantes sur le plan III. Pour donner une idée des forces
d’impact, une pression de 2 kPa peut détruire une vitre, 5 kPa défoncer une
porte, 30 kPa détruire les structures en bois (charpente notamment). Des dégâts
importants sur des structures en maçonnerie peuvent intervenir pour des
pressions inférieures à 100 kPa.

Étude de 1999

L’étude de 1996 portait sur une description des avalanches (l’aléa selon la terminologie administrative française). Elle aurait dû être suivie d’une seconde étude consacrée aux moyens de protection. Ce second volet devait également comporter une étude numérique détaillée des avalanches (par le numéricien du Cemagref). Les mois se succédèrent et la seconde étude tardait à être remise à la commune, ce qui ne cessait d’irriter le service RTM. Le chargé d’études du Cemagref évoquait une surcharge de travail administratif et sa solitude dans le dossier pour ne pas remettre son étude.

En octobre 1998, François Lacroix, le chef de la division Nivologie du Cemagref (division qui était en train de devenir l’unité « Erosion Torrention Neige et Avalanches » que l’on connaît aujourd’hui), me demandait de reprendre le dossier en main. La situation était pour moi un peu délicate. Je venais tout juste d’être embauché au Cemagref (avril 1998) comme chargé de recherches (le Cemagref dépendait de deux ministères de tutelle : la Recherche et l’Agriculture, donc deux corps de fonctionnaires, et deux missions différentes) et à ce titre, il n’entrait pas dans mes missions de piloter des études d’ingénierie (l’évaluation des chercheurs se fait sur la base de leurs articles dans les revues scientifiques non sur ce qu’ils font à côté de leur recherche). En outre j’avais créé l’année précédente avec Claude Charlier mon activité d’ingénieur conseil (au titre de la loi de 1936, les chercheurs sont autorisés à avoir une activité rémunérée d’enseignement et de conseil en dehors de leur mission de recherche) et il n’était guère opportun de mélanger les genres en faisant de l’ingénierie au Cemagref. Toutefois, malgré mes réserves et devant l’insistance du chef de la division Nivologie, j’acceptai de reprendre cette étude en main. Mi-octobre 1998, Jean-Pierre Requillart le chef du service RTM de l’Isère entérinait le changement de pilotage. Je me mis aussitôt au travail et rendis une première ébauche de rapport en janvier 1999 au service RTM.

En février 1999, une avalanche balaya 20 chalets à Montroc dans la vallée de Chamonix, tuant 12 personnes. La psychose régnait. Une réunion se tint à la préfecture pour savoir que faire pour assurer la protection des personnes non seulement dans les bâtiments, mais également sur les voies de circulation. À la demande du RTM, je participai à la réunion avec mon collègue Jacques Villecrose de Météo-France. Lors de cette première réunion participait également le tout nouveau chef de la division Nivologie Laurent Bélanger, arrivé le 1er février tandis que François Lacroix était nommé chef de département à la direction générale du Cemagref. Dès sa première participation, mon nouveau chef se laissa aller à quelques avis bien tranchés devant les personnes réunies à la préfecture. C’était en quelque sorte sa marque de fabrique : émettre des avis catégoriques sur des sujets qu’il ne maîtrisait pas… ce qui m’a obligé à jouer à l’équilibriste (ne pas désavouer le chef en public, tout en réduisant la portée de ses propos malheureux).

Au printemps et durant l’été 1999, le rapport subit plusieurs modifications au fil des remarques en interne ou émanant du RTM. Une épine du dossier était l’incohérence entre les avalanches calculées pour mon rapport et le tableau des efforts de l’étude de 1996, que je reprenais tels quels dans ma nouvelle étude. Le chef du RTM Jean-Pierre Requillart n’en semblait guère dupe et ne cessait de pointer ce point. Le délégué national Jean-Claude Charry donna son feu vert en septembre 1999 et le rapport fut envoyé à la commune. Une réunion de présentation devant la commune et les directions des établissements hospitaliers eut lieu fin octobre 1999.

Les suites de l’étude de 1999

En mars 2000, la direction générale (le président du Conseil d’administration Jean-François Carrez et le directeur général Patrick Lavarde) faisait une visite de deux jours du site de Grenoble. Le chef de division Bélanger souhait montrer le site de l’Alpe d’Huez (étude du transport de neige par le vent), mais également le site de Saint-Hilaire-du-Touvet compte tenu de l’importance de l’enjeu. On organisa donc une réunion à la mairie avec les gens de la commune, où la situation fut exposée et discutée. Laurent Bélanger voulait absolument écrire une lettre de porté à connaissance à l’attention du préfet de l’Isère et sous couvert du président du conseil d’administration du Cemagref. Cette lettre peignait de façon très pessimiste la situation du risque d’avalanche. La direction générale demanda un avis au chef de département, qui me demanda mon avis. J’écrivis un long message pour justifier le caractère déraisonnable de ce courrier (il ne fallait pas faire de Saint-Hilaire un nouveau Séchilienne) et j’alertai ma direction des conflits d’intérêts. En effet, ce même mois de mars, j’avais été approché par des représentants du personnel soit par téléphone, soit directement. De façon étrange, le rapport ne leur avait pas été transmis et seule une page (dont je n’étais pas l’auteur et qui ne reflétait pas le contenu du rapport) circulait. S’il m’était impossible de leur transmettre une copie du rapport (seul le commanditaire peut l’autoriser), je pouvais leur en donner les grandes lignes. J’attache le mémo que j’ai adressé fin mars à la direction du Cemagref après ma rencontre de deux médecins du CMC.

En avril 2000, je rencontrai Monsieur Macary, ancien médecin chef de l’hôpital de Rocheplane et membre du conseil d’administration de cet hôpital. Il était partisan d’une délocalisation partielle, voire totale, des hôpitaux car selon lui de multiples problèmes (dont la coordination avec les
deux autres établissements) ne permettaient pas d’aboutir à une solution globale. Il m’indiqua également que dans un premier temps, le conseil
d’administration auquel il appartenait était resté incrédule face aux conclusions du rapport et l’existence d’un risque d’avalanche sur les bâtiments. Toutefois, comme il travaillait là bas depuis la fin des années 1950, il avait souvenir des périodes de crise (1968, 1970) et le rapport contenait suffisamment d’éléments historiques qui étayaient nos dires.

En mai 2000, se tint une nouvelle réunion à la préfecture de l’Isère. Le préfet avait décidé de ne pas associer les représentants du personnel à cette première réunion. Le préfet convoqua donc le directeur de l’agence régionale hospitalière (ARH), le DDE, le DDASS et le RTM représentant le DDAF. Les services de l’Etat (donc en l’occurrence le RTM) se prononçaient pour

  • retenir la solution de protection intermédiaire (optimisation du coût/niveau de protection)
  • laisser la possibilité au maître d’ouvrage de retenir un niveau de protection plus élevé.

Le ministère de l’Environnement (DPPR) n’a pas émis d’avis ou de recommandation.
Le RTM a demandé à un avis sur la solidité du CMC en cas d’impact d’avalanche au bureau BETREC, qui était assez pessimiste :

  • le mur extérieur était en maçonnerie relativement mince. Il était séparé (par un vide)
    de la paroi intérieure, qui était non structurante (simple enduit) : l’épaisseur totale (de plusieurs dizaines de centimètres) était donc
    trompeuse ;

  • il y avait peu de murs de refend structurants (murs perpendiculaires à la paroi exposée aux avalanches) : même
    si la façade tenait des efforts verticaux importants, elle était peu à même de résister à un effort horizontal même peu important.

Pour BETREC, il y avait donc un risque d’écroulement en cas de grosses avalanches touchant le CMC. Cet avis fut confirmé par le bureau Veritas. Pour ces deux bureaux d’étude, la situation semblait moins préoccupante pour Rocheplane et le CMUD, car moins exposés aux avalanches. Enfin, d’après BETREC, la reprise en sous-œuvre des façades pour résister aux efforts d’avalanche donnés au tableau 2 (avec le respect des nouvelles réglementations anti-sismiques) aboutissait à un montant d’environ 23 MF (3,5 M€).

Le 11 mai 2000, le Dauphiné Libéré publie un article relatant que la Cour régionale des comptes a émis des observations dans son examen de la gestion des établissements publics de Saint-Hilaire-du-Touvet : « La Chambre a relevé le fait que l’établissement est construit en zone
d’avalanche et attire tout spécialement l’attention du conseil
d’administration sur les conclusions du rapport du bureau d’étude BETREC
qui fait lui même suite à un rapport alarmant du Cemagref. »

En juin 2000, Requillart me demanda de participer un soir à une réunion publique en la mairie de Saint-Hilaire-du-Touvet. Avant de partir, j’appris par Laurent Bélanger que la réunion était annulée. J’appelai Requillart, qui me confirma la réunion et me donna rendez-vous dans un troquet sur le plateau pour discuter du dossier. C’était un soir pluvieux et triste. Je rencontrai Requillart et pris un café tout en discutant assez librement. Puis nous partîmes pour la mairie, dont les portes restaient désespérément fermées. À l’évidence la réunion avait bien été annulée, mais le RTM n’en avait pas été tenu informé. Je dois dire que l’instant a été assez pathétique. Il pleuvait dru, on se trouvait bloqué dehors avec nos dossiers à la main… Ce soir-là, j’avais presque pitié de cet ingénieur en chef du GREF, d’allure austère et un peu vieille France, qui semblait avoir été mis hors jeu.

En novembre 2000, se tenait une réunion à la DDASS de Grenoble à propos de Saint-Hilaire-du-Touvet.
Le bureau BETREC fit la présentation de son projet de murs paravalanches de protection rapproché pour traiter le risque résiduel (c’est-à-dire les effets de souffle ou une avalanche débordant le dispositif de protection à l’amont). Le coût de la rénovation atteignant 15 à 18 MF (2 à 2,8 M€).
Le conseil d’administration du CMC refusa cette proposition qui lui semblait biscornue. Selon le RTM, la protection paravalanche s’élèverait à 30 MF (soit 4,5 M€, contre 12 MF annoncés dans mon rapport). Le projet de rénovation des bâtiments comprenait donc les coût suivants :

  • paravalanches : 30 MF ;
  • rénovation des façades : 20MF ;
  • réfection des voiries : 30 MF (aussi)
  • mise à niveau des établissements (sécurité incendie, ascenseur, etc.) : 50 MF.

Soit un coût dont l’ordre de grandeur était de 130 MF (20 M€). Pour bien des personnes présentes, la délocalisation devait s’envisager très fortement, a fortiori car cela s’inscrivait dans la stratégie des établissement, qui était de « descendre dans la vallée, d’ici 7 à 10 ans » (sic).
Nous apprenions que le conseil d’administration du CMUD s’était déjà engagé sur cette voie et que l’établissement de Rocheplane avait une réflexion avancée sur la question (des projets dans les têtes et les cartons). Selon les directeurs des établissements, le coût de construction d’un lit d’hôpital est de 1 MF, soit un coût total de 600 MF pour recréer dans la vallée l’ensemble des lits offerts sur le plateau des Petites Roches.

En mars 2000, j’avais rencontré Philippe Huet et Bernard Glass de la mission interministérielle (inspection générale de l’environnement) qui avait été chargée par le ministère de l’environnement de faire le point sur la catastrophe de Montroc (qui avait fait 12 morts en février 2000). Les membres de cette commission étaient maintenant chargés par le ministère de l’agriculture d’avancer des propositions sur la définition de « l’aléa de référence », en bref, la définition du niveau de danger contre lequel on cherchait à se prémunir dans le cas d’établissements hospitaliers. En janvier 2001, je rencontrai de nouveau l’ingénieur général Philippe Huet. Lors de cette rencontre, qui a été aussi l’occasion de faire le point sur l’évolution du projet, je recevais confirmation que les conseils d’administrations des trois établissements souhaitaient profiter de l’occasion du dossier d’avalanche pour descendre l’activité dans la vallée et se rapprocher du CHU de Grenoble. Si leur motivation était d’ordre économique, des raisons plus personnelles (les trajets incessants que les médecins devaient faire entre le plateau des Petites Roches et la vallée du Grésivaudan) transparaissaient également. Pour appuyer leur demande de délocalisation, des responsables auraient demandé leur mutation, mais le préfet de l’Isère souhaitait tout faire pour les membres des conseils d’administration ne démissionnassent pas. Deux nouvelles réunions étaient programmées, une à Paris, l’autre en préfecture. Devant ce qui devenait une affaire de pocker-menteur, je refusais de participer à ces réunions. Un bras de fer commençait avec mon supérieur direct, Laurent Bélanger, qui souhaitait que le Cemagref continuât de jouer un rôle moteur dans le dossier alors qu’en tant que chargé d’études, je considérais que notre mission était finie depuis longtemps et que nous entrions dans un terrain miné. C’est mon collègue François Rapin, auteur du premier rapport, qui me remplaça. J’appris que le ministère de l’agriculture souhaitait demander une contre-expertise du rapport de septembre 2000 à André Burkard, un ingénieur suisse. Cette nouvelle causa un certain émoi dans notre équipe. Cela avait été ressentie comme une défiance vis-à-vis du Cemagref (alors qu’il s’agissait d’une procédure normale compte tenu des enjeux et du caractère subjectif de toute évaluation d’un danger d’avalanches).

En février 2001, je recevais un appel téléphonique du chef du service RTM Jean-Pierre Requillart. Comme je m’étais retiré du dossier, c’était Laurent Bélanger qui assistait à toutes les réunions, parfois accompagné de François Rapin. Il avait fait des ajouts au rapport. Le RTM était fort courroucé des déclarations à l’emporte-pièce de Bélanger en préfecture. Je lui répondis très franchement que la position de Bélanger ne reflétait en rien celle du Cemagref et de moi-même en tant que chargé d’études. Requillart me rapporta que la sociologue mandatée par le ministère de l’Agriculture avait jugé consternante la forme de notre rapport. Toutefois, il s’avérait qu’elle se référait à des synthèses écrites par Bélanger et non le rapport lui-même.

En avril 2001, Gérard Brugnot, chargé de mission (et ancien patron de la division Nivologie), me transmit le rapport de l’inspection du ministère de l’agriculture, avec notamment l’intitulé de la mission qu’il souhaitait confier à André Burkard (pour la partie avalanche) et à Jean-Pierre Astier (pour la partie ouvrage de protection). À ma connaissance, André Burkard fut missionné en mai 2001, mais à partir de cette date je n’étais plus impliqué dans le dossier.

En septembre 2001, j’apprenais par ma femme, kinésithérapeute au CHU de Grenoble, que la décision de délocalisation des trois établissements du plateau des Petites Roches, aurait été prise. J’appellai Requillart, qui démentait l’information, me déclarant que comme bras droit du préfet en matière de risques, il aurait été tenu au courant (sic). L’image de la réunion annulée de juin 2000 me revient en mémoire.

Épilogue

Pour moi l’affaire s’arrêta là. Tout le monde connaît la suite pour les établissements des Petites Roches. Le cumul des problèmes au Cemagref de Grenoble a coûté à Laurent Bélanger son poste de chef d’unité, un fait rarissime dans l’administration, surtout au sein d’un corps d’État comme celui du GREF. Une grande partie du personnel au Cemagref lui reprochait son comportement, son agitation, son despotisme, etc. et en mai 2001, nous adressâmes une demande de mise à pied à notre direction générale, elle aussi un peu échaudée des affaires grenobloises. Après enquête, le dossier à charge devint suffisamment épais pour que Laurent Bélanger fût contraint à la démission. Comme dans l’administration, on ne vire pas, mais on promeut, ce dernier fut nommé « chargé de mission » au Cemagref et s’occupa de cartes d’avalanches (CLPA).

Les leçons de Saint-Hilaire-du-Touvet

Le dossier de Saint-Hilaire-du-Touvet est intéressant à plus d’un titre :

  • La délocalisation des établissements hospitaliers de Saint-Hilaire-du-Touvet pose le problème de l’évolution de l’aménagement du territoire. Dans l’après guerre, le souci de l’État a été d’équilibrer le développement territorial (la France souffrait alors d’un poids trop important de la région parisienne par rapport aux autres villes) ; le concept « d’aménagement du territoire » faisait son apparition et se matérialisait notamment à travers la DATAR (Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale). À une échelle plus locale, ce principe veut que l’on cherche à développer des centres d’activité en dehors des grandes agglomérations. Au cours de la dernière décennie, la réforme de l’État a été mise en avant, réforme au nom de laquelle il devient nécessaire de concentrer les moyens publics pour faire des économies d’échelle. La redistribution des tribunaux, la fermeture d’écoles, et la réorganisation hospitalière sont des conséquences de cette réforme. Cependant si on comprend aisément que le regroupement de moyens humains et matériels permette des économies immédiates (qui sont quantifiables), on a plus de mal à comprendre la rationalité derrière cette concentration sur le long terme. En effet, avec l’envolée de l’immobilier, les problèmes liés au transport (notamment l’engorgement des réseaux routiers autour des agglomérations de moyenne et grande tailles), aux infrastructures (pour accueillir un flux croissant de personnes : réseau d’eau et d’électricité, routes, collèges, etc.), la concentration des aménagements pose un problème économique certain et occulté (et cela d’autant plus qu’il est difficile à chiffrer). La délocalisation des établissements de Saint-Hilaire-du-Touvet participe à cette fuite en avant : on concentre les moyens hospitaliers dans la cuvette grenobloise (surpeuplée, polluée, engorgée) au nom de la rentabilité économique, mais il est peu clair que le gain économique soit réel au final quand on prend en compte les coûts induits qui ne sont jamais comptabilisés.
  • Depuis les avalanches de 1968, la réflexion sur la protection des établissements hospitaliers de Saint-Hilaire-du-Touvet avait été largement amorcée. Plusieurs tranches de travaux (résumées plus haut) avaient permis de mettre en place une protection sur la base d’un financement public (subvention de l’État). On peut comprendre que le coût de tels travaux aille au-delà de la capacité d’une petite commune (qui ne percevait pas de taxes professionnelles des établissements hospitaliers). Pour assurer l’entretien du dispositif, une taxe sur les nuitées fut instaurée. De mémoire, je crois que cette taxe de séjour s’élevait à 1 Fr./nuit/patient. Avec un remplissage moyen (disons de 50 %), cela revient à une somme annuelle de 109500 Fr./an (soit 16’700 €). En 30 ans (disons 1980-2010) et avec une inflation moyenne de 2 %, ces taxes auraient dû ramené environ 4’460’000 Fr. soit 680’000 €. C’est une somme confortable pour rénover un dispositif composé de filets et râteliers. Assez étrangement, à la suite de mon rapport de 1999, le RTM avait entrepris de remettre en état les paravalanches (voir photo 6) qui avaient souffert du manque d’entretien (en seulement 20 ans !). Là encore c’est un financement public qui a pris en charge les réparations. Cela pose deux problèmes : à quoi ont été affectées les taxes perçues pour l’entretien des paravalanches ? Pourquoi rénover un dispositif de protection paravalanche alors que la décision de délocalisation avait déjà été prise. Là encore, Saint-Hilaire-du-Touvet est un cas intéressant : comment une commune de montagne peut-elle faire face au coût de la protection contre les dangers naturels de façon pérenne ? Pourquoi les mécanismes conçus pour l’entretien n’ont-ils pas fonctionné (autrement dit quid du détournement des taxes perçues) ? Quelle cohérence dans la programmation des travaux sur des fonds publics quand des décisions contraires sont prises ?
  • On voit à travers cette affaire toute la difficulté à assurer une cohérence de l’action publique quand des décisions (délicates) s’étalent sur plusieurs années (avant d’être prises) et impliquent une multitude d’acteurs. D’une part, on avait le personnel hospitalier (qui vivait essentiellement sur le plateau des Petites Roches, faisant donc vivre une économie locale et une commune), dont l’objectif était majoritairement de maintenir leurs conditions de travail. D’autre part, on avait une institution hospitalière (comprenant des acteurs publics et d’autres privés), dont l’objectif principal était de gérer au mieux une activité de santé à l’échelle régionale et au gré des contraintes sociales et économiques. Au milieu, il y avait non seulement les services de l’État, dont le cabinet de Préfet et les services attachés (RTM, DDASS) dont la mission est d’administrer un territoire compte tenu des contraintes réglementaires et du développement économique, avec au final la nécessité de trancher des questions difficiles, mais également des ingénieurs, dont le métier est de concevoir en fonction des contraintes techniques et économiques. Devant un tel nombre d’acteurs, il est clair qu’aucune décision n’aura pu satisfaire toutes les parties. Pourtant, avec le recul, on peut penser qu’un médiateur externe aux parties aurait été utile (typiquement un sociologue) pour donner plus de transparence et de profondeur aux débats.

En savoir plus

Les sites d’associations ou de particuliers :




Des avalanches et des hommes

Avalanches dans le passé

Les chaînes de montagne telles que les Alpes ont été occupées depuis le Néolithique après la dernière période glaciaire et le début de l’expansion des forêts. Outre les communautés pastorales dans les fonds de vallée, les hommes vivaient dans les zones de haute altitude afin d’exploiter silex et minerais. En 1991, une momie vieille de 5300 années (appelée Ötzi) a été trouvé à 3200 m près d’un col glaciaire, à la frontière austro-italienne. Les Alpes n’étaient pas une barrière infranchissable. Hannibal puis des armées romaines franchirent les Alpes, montrant que des armées entières étaient capables de traverser des montagnes enneigées. Pourtant, même après la conquête romaine sous César et Auguste, la construction de routes, et la fondation de nouvelles villes, la neige et les avalanches ont fait des Alpes un lieu qui semblait inaccessible et redoutable aux yeux des auteurs classiques.

L’effondrement de l’Empire romain a été suivi d’une forte baisse de la population et de la rupture des voies commerciales entre les différentes parties de l’empire. Les régions de montagne furent particulièrement concernées. Dès la fin du Moyen Age (après le XIIIe siècle), ces régions ont connu un renouveau économique et une forte croissance de la population, ce qui implique que des zones d’altitude élevée comme Davos (1550 m, Suisse) ou Bonneval-sur-Arc et Saint-Véran (1750 m et 2050 m, France) furent occupées en permanence. Les populations locales ont élaboré des stratégies spécifiques pour survivre aux hivers et ses dangers. Par exemple, les murs des habitations étaient protégés par des tas de terre et les zones menacées étaient délimitées par des croix et des chapelles placées sous la protection des saints. Lorsque des forêts mettaient des villages à l’abri des avalanches, les communautés et les seigneurs féodaux édictaient des règles strictes quant à l’exploitation des ressources forestières. Ceux qui coupent des arbres dans les forêts «interdites» (forêt à ban ou Bannwald en allemand) risquaient la peine de mort. En Suisse, les voyageurs empruntant la route du col du Gothard devaient être frappés par la forêt protégeant les maisons serrées du village d’Andermatt. C’était la seule tâche de verdure qu’ils pouvaient voir au milieu de vallées désertes, où la plupart des pentes, raides et nues, sont parcourues par de grosses avalanches chaque hiver.

Un changement climatique appelle le petit âge glaciaire s’est produit de la fin du XVe au XIXe siècles. En particulier, la fin du XVIIe siècle connut de nombreuses calamités dues au froid et à la neige. Des hivers longs et très froids ont été plus fréquents dans l’hémisphère nord. En montagne, ces conditions ont favorisé la formation et la propagation d’avalanches catastrophiques. Plusieurs villages ont été régulièrement touchés par des avalanches, ce qui a conduit les habitants à abandonner leurs habitations et de trouver des endroits plus sûrs. Construit à la fin XIIIe siècle, Vallorcine (Haute-Savoie) était un village typique avec ses chalets en bois serrés autour de l’église, la seule structure totalement en maçonnerie. En 1674, une partie du village a été balayée par une avalanche et les habitants ont décidé de disperser leurs habitations dans des hameaux éloignés. Ils ont également décidé que l’église et le curé resteraient au même endroit. Ce choix peut nous surprendre aujourd’hui, mais pour les chrétiens de cette époque, les forces naturelles ne devaient rien au hasard. Les catastrophes naturelles ont été interprétées comme des manifestations de la Providence, un message de Dieu ou une punition: ils étaient des actes de Dieu, une expression qui est encore en usage dans les contrats d’assurance dans le monde anglo-saxon lorsqu’on se réfère à des événements imprévus. Pour les communautés alpines très croyantes comme celle de Vallorcine, Dieu épargnerait très certainement l’église. Malheureusement, cette église a été frappée à nouveau en 1720. Pour autant les habitants ne changèrent pas d’avis. Ils décidèrent tout simplement de construire une étrave en terre et pierres sèches pour protéger le mur exposé aux avalanches (voir Fig. 1).


Tourbe de Vallorcine
Figure 1. L’église de Vallorcine (France) et son presbytère, protégés par une « tourne » (étrave en maçonnerie), dont la construction a commencé en 1674. Elle a été renforcée et rénovée en 1720, 1843, 1861, et 2006.

Au cours du XXe siècle, de nombreuses régions montagneuses ont connu une forte croissance économique avec le développement des transports, de l’industrie et du tourisme. De nouvelles techniques ont été élaborées pour réduire le risque d’avalanche. Au tout début du XXe siècle, ce sont les stratégies de défense dites actives (celles qui prennent place dans les pentes supérieures) qui avaient le vent en poupe. Elles comprennent le reboisement des versants et la construction de structures de soutien du manteau neigeux pour maintenir la neige en place et empêcher la formation d’avalanche (voir Fig. 2). Des explosifs sont également utilisés dans ce type de stratégie, mais dans le but de forcer le déclenchement des avalanches (l’idée est que le déclenchement fréquent de petits volumes de neige évite le départ spontané d’une grande avalanche). Des exemples tragiques d’utilisation ont été donnés lors de la Première Guerre mondiale dans les Alpes, avec le conflit entre l’Italie et l’Empire austro-hongrois et, plus récemment, les guerres au Cachemire entre l’Inde et le Pakistan : de nombreux camps et positions militaires ont été ensevelis sous des avalanches déclenchées par les bombardements. Aujourd’hui, des explosifs sont utilisés à des fins plus pacifiques par les stations de ski pour protéger leur domaine skiable. Les années 1960 et 1970 ont été marquées par plusieurs catastrophes dans les Alpes, qui ont contribué à sensibiliser les populations vis-à-vis des risques posés par les avalanches dans les vallées urbanisées. Parmi ces tragédies, deux événements ont revêtu une importance particulière parce qu’ils ont mis en évidences des lacunes graves dans la gestion du risque d’avalanche dans les zones nouvellement urbanisées. Davos (Grisons, Suisse) et Val d’Isère (Savoie, France) sont deux villages multi-centenaires transformés en stations de ski renommées. En dépit de la longue tradition de lutte contre les avalanches, celles-ci ont causé des dommages graves et de nombreux décès : 24 personnes tuées à Davos en 1968 et 39 personnes à Val d’Isère en 1970. À la suite de ces catastrophes, une attention accrue a été portée à l’élaboration de nouvelles stratégies de gestion du risque d’avalanche. Outre les mesures structurelles telles que renforcement des murs, l’accent a été mis sur des techniques non structurelles telles que la cartographie des risques d’avalanche, l’aménagement du territoire, la prévision des avalanches, le suivi des couloirs avalancheux, la réalisation de base de données historiques, et l’élaboration d’outils de calcul pour prédire la distance d’arrêt et pression d’impact des avalanches extrêmes.


protection paravalanche à Flaine
Figure 2. Mélanges de techniques de protection active dans la station de ski de Flaine (Haute-Savoie, France): partout où la couverture forestière n’est pas suffisante à empêcher la formation d’avalanche, des râteliers (au milieu) et des croisillons métalliques appelés Vela (à droite) ont été placés dans les espaces entre les arbres.

En février 1999, les Alpes ont été frappées par une série de tempêtes de neige, qui ont provoqué des avalanches catastrophiques en France (12 personnes tuées à Chamonix), Suisse (17 personnes tuées), Autriche (37 personnes tuées), et Italie (1 décès). La figure 3 montre les opérations de secours à Montroc (commune de Chamonix-Mont-Blanc) juste après qu’une avalanche a balayé vingt chalets. La perte économique en raison de dommages aux équipements et habitations ainsi que les coûts indirects liés à la diminution des recettes touristiques ont été très importants. Si les systèmes de protection n’ont pas pu fournir une sécurité totale en février 1999, ils ont évité l’occurrence de catastrophes plus grandes alors que la saison touristique battait son plein. Juste pour la Suisse, les paravalanches ont empêché le départ ou limité la propagation de plus de 300 avalanches affectant des secteurs urbanisés durant l’hiver 1999.


avalanche de Montroc 1999
Figure 3. Les opérations de secours dans le hameau de Montroc (Chamonix, France) après qu’une avalanche a détruit vingt chalets et tué 12 occupants le 9 février 1999.

Les avalanches de nos jours

Dans les zones de montagne fortement peuplées telles que les Alpes, le risque d’avalanche est géré à travers ses dimensions temporelle et spatiale. En Amérique du Nord et en Europe, les bulletins d’avalanches régionaux sont publiés chaque jour par les services météorologiques nationaux au cours de la saison d’hiver. Ils fournissent une évaluation du danger d’avalanche pour le lendemain à destination d’un large public comprenant les professionnels de la montagne, les autorités locales et les pratiquants de sports d’hiver. La dimension spatiale couvre différents aspects de gestion du risque d’avalanche. Dans les pays occidentaux, le zonage est utilisé par les communes à la fois comme un outil légal d’aménagement du territoire et comme un support d’information avec des données détaillées des zones concernées par les avalanches. Cette information est synthétisée en utilisant la relation entre intensité et fréquence : moins les avalanches sont fréquentes, plus elles sont potentiellement destructrices. L’intensité est mesurée par la pression d’impact exercée par l’avalanche contre un mur rigide. L’unité physique est le kilopascal (kPa). Pour donner un sens physique à cette unité, nous pouvons la comparer avec la pression atmosphérique (1 kPa = 0,01 atm) ou utiliser une correspondance avec la masse par unité de surface (10 kPa = 1 t / m²). La fréquence est exprimée à l’aide de la période de retour. Trois ou quatre zones de couleur (rouge / bleu / blanc et jaune) sont utilisées selon la combinaison entre la fréquence et l’intensité. Par exemple, la zone rouge correspond à un risque élevé. Dans ce cas, des avalanches fréquentes avec des pressions d’impact allant de 3 à 30 kPa ou bien des avalanches rares (dont la période de retour supérieure à 100 ans), mais avec de fortes pressions d’impact (plus de 30 kPa) sont susceptibles de se produire et de causer des dégâts substantiels aux habitations. La construction de nouvelles maisons est interdite et si les bâtiments existants peuvent toujours être utilisés, il n’est pas possible de les modifier ou de les étendre. Les autres zones comprennent les zones bleue (risque moyen, constructions renforcées possibles), jaune (risque faible, évacuation possible dans les situations d’urgence), et blanche (pas de risque ou de risque résiduel, aucun règlement). La figure 4 montre un extrait de la carte des risques d’avalanche pour la commune de Chamonix-Mont-Blanc (France).


PPR Chamonix
Figure 4. Avalanche carte des risques de centre-ville de Chamonix (France), avec les trois codes de couleur : zone rouge (aucune nouvelle construction est possible), zone bleue (des constructions sont possibles sous réserves), zone blanche (faible risque d’avalanche). Les zones en verts représentent les forêts de protection. Source : commune de Chamonix-Mont-Blanc (http://www.chamonix.fr).

Compte tenu de ces mesures de protection paravalanche, le nombre de décès dus aux avalanches dans les zones urbanisées a sensiblement diminué en Europe après les années 1970. Les dernières catastrophes sont survenues dans les Alpes en février 1999 (environ 70 personnes tuées en Autriche, la France et la Suisse), en Islande en 1995 (34 morts dans Súðavík et Flateyri), en Turquie en février 1992 (plus de 200 victimes à Görmec et ses environs). Aux États-Unis et au Canada, la plupart des catastrophes concernent les voies de communication et des infrastructures. La pire avalanche dans l’histoire des États-Unis a eu lieu en mars 1910 quand une avalanche a enseveli deux trains bloqués par la tempête de neige sous Stevens Pass alors qu’ils allaient à Seattle (96 personnes tuées). Trois jours plus tard, 58 travailleurs des chemins de fer ont été ensevelis par une avalanche alors qu’ils travaillaient à déblayer la ligne sous Rogers Pass (Canada). Rogers Pass était tristement célèbre pour ses avalanches qui ont coûté la vie à plus de 200 passagers et travailleurs entre 1884 (achèvement du premier chemin de fer transcontinental au Canada) et 1913 (construction d’un tunnel contournant Rogers Pass). Dans les pays du tiers monde, les avalanches sont un problème majeur, mais occulté. En février 2015, 286 personnes sont décédées dans la vallée du Panshir en Afghanistan (au nord de Kaboul) après chutes de neige et les avalanches.

De nos jours, les accidents mortels se produisent essentiellement lors d’activités de loisir, principalement le hors-piste et le ski de randonnée. En de rares occasions, ils concernent des voies de communication. Au cours des 20 dernières années, le nombre moyen de morts dus aux avalanches est assez stable dans les Alpes avec 31 victimes en France, 22 en Suisse, 26 en Autriche, 20 en Italie et 10 en Allemagne. Au Japon, le nombre de morts est voisin de 30 en moyenne chaque année, 24 en Turquie, 30 aux États-Unis (mais la tendance est à l’augmentation), et 7 au Canada.




Avalanche de l’Arcelle du 16 avril 2009

Dans l’après-midi du 16 avril 2009, une avalanche s’est produite dans le cirque de l’Arcelle. Elle a coupé deux pistes de ski du domaine de Val-Cenis-Vanoise. Cet article revient sur les circonstances et les conséquences de cet événement exceptionnel.

Site

Le site de l’Arcelle est un vaste versant qui s’étire du Signal du Mont-Cenis (3377 m) jusqu’à la rive gauche de l’Arc (1470 m) à Lanslevillard (Savoie). La ligne de crête longue d’environ 1,8 km dépasse les 3000 m d’altitude. L’orientation générale est au nord-ouest, mais certains panneaux du cirque sont exposés différemment. Le site est connu pour son activité avalancheuse. Des avalanches coulantes exceptionnelles comme celle de mai 1983 peuvent atteindre l’Arc ; le haut du site a également été à plusieurs reprises balayé par des aérosols plus ou moins puissants et des avalanches coulantes rapides. C’est ce caractère avalancheux qui a longtemps été un frein à l’équipement du secteur. Les responsables de la station s’étaient donné plusieurs saisons d’observation pour déterminer la meilleure façon d’aménager le secteur. Un lanceur pneumatique (avalancheur) a été installé durant l’hiver 1997-98 afin de tester les pentes de l’Arcelle. À l’automne 2000, plusieurs gazex ont été disposés dans tout le cirque pour protéger les nouvelles pistes de ski.

Conditions météorologiques

La saison 2008-09 a été particulière sur le plan nivo-météorologique. La position stable, mais anormale des centres dépressionnaire et anticyclonique sur l’Atlantique nord a permis la succession de retours d’est, où de l’air humide venant de Méditerranée remontait vers les Alpes, où il rencontrait un courant polaire, ce qui générait des chutes de neige localement abondantes sur toute la chaîne frontalière. Les températures sont restées durablement froides, même si elles n’ont pas atteint les records enregistrés en 2006. L’enneigement a été globalement très bon, voire exceptionnel sur certains secteurs. Une activité avalancheuse de grande ampleur a été observée dans les massifs méridionaux et le long de la chaîne frontalière en décembre 2008 ; dans le cirque de l’Arcelle, une avalanche avec une composante en aérosol a causé des dommages mineurs à la gare de départ du télésiège de l’Arcelle (2320 m).

L’hiver s’est passé assez tranquillement sur Val-Cenis, avec des chutes de neige assez régulières et des températures froides. Au début du mois d’avril, des conditions anticycloniques se sont maintenues plusieurs jours sur les Alpes, avec des températures moyennes plus élevées que la normale et l’isotherme 0 °C oscillant entre 2500 et 3000 m d’altitude. Les nuits claires ont favorisé le regel de surface du manteau neigeux, tandis qu’une activité avalancheuse modérée (essentiellement des coulées de neige humide) était observée durant les fins de journée. Lors du week-end de Pâques (11-13 avril 2009), une situation de barrage s’est installée, causant parfois de fortes chutes neiges sur la chaîne frontalière. Celles-ci sont toutefois restées modérées sur Val-Cenis (voir fig. 1). Le lundi de Pâques, la situation est redevenue globalement anticyclonique sur les Alpes, mais une dépression secondaire était en train de se creuser sur la Méditerranée. Le mercredi 15 et le jeudi 16 avril, une situation de foehn concerna les chaînes frontalières ; la limite des chutes de neige se situa autour de 2000 m et descendit jusque vers 1500 m en fin d’épisode (matinée du 16 avril). Sur Val-Cenis, cet épisode a amené environ 30 cm de neige à 2000 m, sans doute 40 à 50 cm de neige en altitude. Malgré ces chutes de neige, le manteau neigeux à 2000 m avait déjà commencé sa fonte printanière. Pour la journée du 16 avril, Météo-France annonçait un risque 3 (évoluant en 4 durant l’après-midi), ce qui est le cas le plus souvent en cette saison après des chutes de neige et des oscillations de l’isotherme 0 °C.


Figure 1 : chronologie des chutes de neige sur le poste du Vieux Moulin (1970 m) pendant le mois d’avril 2009. On a reporté les chutes de neige journalières (points) et l’évolution de l’épaisseur du manteau neigeux (courbe). La flèche indique la date de l’avalanche.

Circonstances de l’avalanche

Le service des pistes a conduit des opérations de déclenchement préventif dans le cadre du plan d’intervention pour le déclenchement des avalanches (PIDA) après les chutes de neige du 15 et 16 avril au matin. Les artificiers ont d’abord tenté de procéder à des tirs sur tout le secteur de l’Arcelle à l’aide des gazex, mais compte tenu de la défaillance de l’un des gazex sous la pointe de la Nunda, ils ont décidé de compléter les tirs en lançant deux flèches explosives avec l’avalancheur situé à l’entrée du cirque (2400 m). Ces flèches sont tombées dans le haut du cirque et n’ont pas donné lieu à des départs d’avalanche. Les tirs ayant été négatifs, le service des pistes a ouvert le domaine skiable et les remontées mécaniques sur tout le domaine d’altitude.

L’avalanche de la Nunda est partie naturellement en tout début d’après-midi (vers 13 h 15). C’est le seul événement survenu sur le domaine skiable d’après les artificiers ; aucune autre avalanche d’ampleur n’a été signalée ce jour-là en Maurienne ou dans les Alpes (en particulier aucun accident n’a concerné des skieurs en hors-piste ou ski de randonnée). La seule activité avalancheuse d’ampleur sur l’ensemble des Alpes françaises et suisses a eu lieu le 13 avril (plusieurs départs d’avalanche dus à des passages de skieurs se sont produits ce jour-là, avec en particulier, une avalanche à la Pointe Joanne, Queyras, faisant 3 morts et une avalanche à la pointe des Montets, Vanoise, à la limite du domaine skiable de Val d’Isère, sans faire de victime).

Dans la partie supérieure du cirque de l’Arcelle, le manteau neigeux était typique d’un manteau neigeux froid de haute altitude tel qu’on le rencontre dans les versants nord au printemps. La température était largement négative sur une grande profondeur du manteau neigeux tandis que près de la surface, la teneur en eau liquide était faible. Il ne présentait pas de structure évidente qui puisse laisser présager une quelconque instabilité (couche fragile, faible cohésion, etc.). La figure 2 montre le profil stratigraphique réalisé 5 jours après l’avalanche dans la zone de départ ; aucun sondage n’a été réalisé dans la zone de dépôt (entre 2200 et 2300 m), mais compte tenu des différences d’ensoleillement et de pente, il est clair que le manteau neigeux y était caractéristique d’un manteau neigeux printanier, composée en partie de neige humide (grains ronds).


Figure 2 : sondage stratigraphique réalisé le mardi 21 avril 2009 à 2750 m, à l’amont immédiat de la ligne de fracture (vers 2700 m) de l’avalanche du 16 avril 2009.

Dans le ravin sous la pointe de la Nunda (3023 m), une plaque est partie à l’altitude approximative de 2700 m. L’épaisseur de la cassure était d’environ 1 m. L’avalanche a sans doute mobilisé toute la neige récente accumulée depuis le début du mois ; la croûte de regel a dû servir de plan de glissement. Notons que la ligne de fracture était assez complexe et torturée, ce qui tend à indiquer qu’il ne s’agissait pas d’une rupture typique de neige froide, où la fracture se propage plus ou moins linéairement et quasi instantanément sur de grandes distances. La figure 3 offre une vue d’ensemble du cirque de l’Arcelle après l’avalanche et la figure 4 montre la principale zone de départ sous la pointe de la Nunda.

Figure 3 : vue du cirque de l’Arcelle. Le départ principal s’est fait au-dessus du ravin de la Nunda, sur la droite du cliché). Photographie réalisée le 21 avril 2009.

Figure 4 : vue sur la zone de départ de l’avalanche du 16 avril 2009. Sur la droite, on voit l’un des gazex de la Nunda. Cliché pris depuis hélicoptère le 21 avril 2009.

Une explication du départ de l’avalanche pourrait être la suivante :

  • des chutes de neige soutenues se produisent entre la journée du 15 et le matin du 16 avril, amenant environ 40 à 50 cm de neige fraîche en altitude (30 cm à 2000 m) ;
  • le mauvais temps s’évacue doucement, mais malgré la nébulosité, le rayonnement solaire est suffisant pour provoquer un réchauffement de l’air et des couches de neige ;
  • tôt dans la matinée, la neige dans le secteur de la Nunda (orienté au nord) se présente sous la forme d’une neige poudreuse avec une faible cohésion de feutrage. Les déclenchements préventifs avec l’avalancheur sont négatifs, même si vraisemblablement de petites coulées ont dû se produire. La faible cohésion ne permet pas la propagation de fracture ;
  • en début d’après-midi, la poudreuse commence à s’alourdir du fait du rayonnement solaire indirect. Il est vraisemblable que compte tenu de l’altitude à laquelle se situe l’isotherme 0 °C (autour de 2500 m), une très faible quantité d’eau liquide (quelques dixièmes de pour cent) soit apparue, ce qui peut expliquer un accroissement sensible de la cohésion de la neige (nécessaire à la propagation de ruptures sur une grande distance) avec, en parallèle et assez paradoxalement, une réduction de la résistance au cisaillement ;
  • une coulée (ou plusieurs) partie des panneaux raides sous la pointe de la Nunda sert de détonateur : elle grossit en mobilisant de la neige fraîche et parvient à franchir la zone en pente douce vers 2750 m d’altitude. Le flux de neige arrive alors dans les ravins sous la pointe de la Nunda et accélère tout en mobilisant de la neige récente. Une première fracture se produit vers la cote 2700 m, ce qui permet la mobilisation de toute la neige récente. Compte tenu de la forme de la cassure, on peut imaginer que la rupture s’est produite par traction du manteau neigeux, comme une couverture en glissement qui vient à se rompre sous l’effet de la traction. La mise en mouvement de la neige de surface entraîne une seconde couche, qui correspond à toute la neige au-dessus de la croûte de regel (voir fig. 2) ;
  • il est vraisemblable que le déroulement soit complexe, avec une avalanche s’écoulant en vagues successives. Dans le ravin, l’avalanche mobilise la neige récente, un peu plus humide. La première vague a dû être assez rapide et aller assez loin jusque dans le lit de l’Arcelle Neuve vers 2200 m d’altitude. Les vagues suivantes sont plus lourdes (mobilisant de grandes quantités de boules de neige) et lentes. Elles parviennent néanmoins à creuser leur chenal d’écoulement dans le dépôt meuble de la première vague.

L’avalanche a immobilisé l’essentiel de sa masse entre la piste de l’Arcelle à mi-versant (vers 2380 m) et la piste des Rhodos dans le bas du versant (vers 2250 m). Une faible partie a pu continuer son chemin dans le ravin de l’Arcelle Neuve. Sur la base des événements observés depuis les années 1980, on peut tirer les éléments suivants :

  • l’avalanche du 16 avril 2009 est le plus gros phénomène naturel observé depuis 1988 ;
  • il semble dépasser le phénomène de février 1988 en termes de volume mobilisé et d’emprise ;
  • l’emprise des zones de départ et de dépôt est bien plus étendue que ce que le service des pistes a l’habitude d’observer sur le site depuis la mise
    en place du PIDA (à l’automne 2000) ;
  • la superficie de la zone de dépôt est de 7 ha environ, ce qui suggère un volume déposé voisin de 200 000 m³ et des hauteurs de dépôt de plusieurs
    mètres.

La période de retour du phénomène est grande, de l’ordre de 20 à 30 ans. La figure 5 montre l’emprise de l’avalanche.


Figure 5 : emprise de l’avalanche du 16 avril 2009 d’après le relevé du 21 avril 2009.

Opérations de secours

Les opérations de secours ont été mises en œuvre avec une grande rapidité. Des pisteurs, un peloton de gendarmes, des CRS, et sept équipes cynophiles ont sondé la zone de dépôt durant tout l’après-midi (voir fig. 6). Par chance, aucun skieur n’a été emporté par l’avalanche. Les opérations de secours ont été arrêtées en fin d’après-midi.


Figure 6 : équipe cynophile en action. © Service des pistes de Valcenis.

Quelles leçons en tirer ?

Un événement exceptionnel est toujours l’occasion d’apporter des éléments nouveaux qui enrichissent notre compréhension et notre expérience des phénomènes naturels. Examinons l’avalanche de l’Arcelle sous trois éclairages différents : celui de la compréhension naturaliste, celui de la gestion du domaine skiable, et celui du niveau de sécurité sur des pistes de ski. L’avalanche de l’Arcelle du 16 avril 2009 étonne à plus d’un titre :

  • le manteau neigeux était globalement stable. C’est la seule avalanche (ou coulée) qui se soit produite sur tout le domaine skiable le 16 avril 2009 et c’est le seul accident reporté ce jour-là ou les jours suivants/précédents en France ou en Suisse ;
  • deux tirs préventifs à l’avalancheur avaient été réalisés dans le cadre du PIDA et n’avaient donné lieu à aucune avalanche dans le versant nord de la Nunda ;
  • le phénomène a pu gagner de l’ampleur car il y a eu un fort entraînement de neige. À bien y réfléchir, cela n’est peut-être pas aussi évident. Le versant nord de la Nunda est une zone traitée dans le cadre d’un PIDA, donc avec des avalanches régulièrement déclenchées et un tassement plus important du manteau neigeux dans le bas du versant. Même si l’isotherme 0 °C était assez haute et la fonte du manteau neigeux assez rapide en cette mi-avril, la teneur en eau du manteau neigeux en partie haute du versant de la Nunda était encore limitée et elle ne peut donc être un facteur fort d’instabilité qui aurait pu expliquer une érosion aisée du manteau neigeux dans les goulets et pentes sous la Nunda.

Des départs spontanés d’avalanche après des tirs négatifs sont nombreux au printemps lorsque la température du manteau neigeux atteint 0 °C sur toute son épaisseur ; l’augmentation de la teneur en eau liquide est un facteur significatif du risque d’avalanche au printemps. Toutefois, dans le cas présent, le manteau neigeux était encore constitué de neige froide. Quoique rares, des déclenchements de grande ampleur ont été rapportés pour des manteaux neigeux en neige froide « stabilisés ». Ainsi, l’avalanche de la combe du Pra en avril 1987 a tué un gendarme dans la combe nord de la dent du Pra. Il évoluait à skis (de randonnée) dans le bas de la combe nord du Pra. L’avalanche a vraisemblablement été déclenchée par un morceau de corniche tombé depuis la cime de la Jasse ; la rupture de corniche a mis en mouvement une énorme plaque de neige froide large de 350 m vers 2350 m d’altitude. L’enquête de Météo-France a montré l’existence d’une croûte de regel surmontée d’une fine couche de grains à faces planes située à 180 cm de la surface du manteau neigeux.

Dans le cas présent, le PIDA et la prévision locale n’ont pas complètement rempli leur mission dans la mesure où une avalanche s’est produite. Sur la base des connaissances actuelles, il n’y a pas de moyen technique ou d’élément d’observation qui aurait pu alerter les pisteurs du danger. L’accident du 16 avril 2009 entre dans la catégorie des phénomènes exceptionnels tant par leur extension que par le caractère presque incongru de leur occurrence. L’événement a néanmoins poussé les responsables de la station à chercher à améliorer encore la sécurité sur leur domaine. Pour rendre redondants les systèmes de déclenchement et se donner plus de liberté dans le choix des points de tir, la station a acquis un système appelé Daisybell (commercialisé par le groupe MND), qui est un gazex mobile transporté par hélicoptère. Elle a également formalisé la récolte des observations réalisées par les pisteurs artificiers au cours de la journée ; l’accent est également mis sur un contrôle encore plus poussé des secteurs sensibles du domaine skiable au cours de la journée, avec à la clé une fermeture des pistes sur ces secteurs. Toutefois, avec le recul, on peut se demander si on aurait pu éviter un tel accident quels que soient les moyens employés… Il est vraisemblable qu’on approche la limite technologique de ce que nous sommes capables de faire en termes de prévision locale et de gestion du risque par déclenchement artificiel.

Enfin, beaucoup ont été frappés par la couverture médiatique de l’événement puisque l’accident est passé au journal télévisé des grandes chaînes nationales et a fait l’objet de nombreux articles dans la presse nationale et suisse. Contrairement à l’avalanche d’Anzère (Suisse) du 27 décembre 2009, où deux skieurs ont été emportés par une avalanche sur une piste de ski, il n’y a pas eu d’emballement médiatique avec une « recherche de responsabilité », sans doute parce qu’il n’y a pas eu de victimes. Les événements récents d’Anzère et de Val-Cenis permettent de réfléchir sur l’évolution de notre société : d’un côté, les responsables des pistes mettent normalement tout en œuvre pour assurer la protection des usagers contre les avalanches (ils remplissent donc leur « obligation de moyens » selon l’expression juridique consacrée). De l’autre côté, les clients des stations considèrent qu’ils payent pour que leur sécurité soit garantie (demandant implicitement par là une « obligation de résultats »). Sur le plan technique, la problématique se pose différemment : comme pour tout système technologique, a fortiori placé dans le milieu naturel, le niveau de sécurité doit également rechercher un bon compromis entre le coût de la protection, le coût probable des dommages en cas de défaillance, et la faisabilité technique. S’il est souvent techniquement et économiquement possible d’assurer un bon niveau de protection des pistes de ski, il peut devenir très difficile techniquement de garantir un taux nul de défaillances des tirs.