Avalanches en laboratoire

Le développement de toute science est en grande partie conditionné par l’existence d’une base expérimentale solide. Seule en effet l’expérience permet de collecter mesures et observations tout en permettant de tester les hypothèses théoriques de façon systématique et contrôlée. Dans les sciences de l’environnement, l’expérience est possible, mais elle est ardue à conduire. Par exemple, dans le domaine de l’hydraulique torrentielle, il est très difficile voire impossible de forcer le déclenchement d’une lave torrentielle pour en étudier le mouvement. Cela a poussé les scientifiques à étudier des écoulements à échelle réduite en recréant des écoulements qui ressemblent aux écoulements naturels.

Un pionnier en la matière a été Richard Iverson de l’USGS, qui avec son équipe a construit un canal long de 100 m dans l’Orégon, pour créer des laves torrentielles à échelle réduite. Un point délicat dans ce type d’expérience est la similitude avec les écoulements naturels. En mécanique des fluides, la théorie de la similitude fixe les critères à suivre dans le choix de la taille de l’expérience et des fluides à employer pour que l’écoulement à échelle réduite soit représentatif de ce qui passe à une autre échelle. La théorie reste assez simple à mettre en œuvre dès lors qu’on travaille avec des fluides usuels comme l’eau et l’air car il faut peu de paramètres géométriques et physiques pour décrire une expérience ; elle devient autrement plus complexe à employer lorsque la description du problème introduit un grand nombre de paramètres (comme la taille des grains, leur forme et leur rugosité, la viscosité du fluide, les masses volumiques, etc.). Dans la plupart des cas, on ne peut jamais réaliser une expérience en similitude complète, tout au plus peut-on assurer qu’une similitude partielle existe.
Cette marge de manœuvre a profondément divisé la communauté scientifique : d’un côté, il y une école dont le chef de file est Richard Iverson et qui pense qu’il faut rester dans des conditions expérimentales les plus proches possibles du phénomène naturel (d’où le canal de grande taille construit dans l’Orégon et les expériences menées avec des matériaux naturels) pour introduire le moins de biais possible dans les expériences. D’un autre côté s’est développée une approche mécaniste sous l’impulsion de plusieurs groupes, dont sans doute le pionnier a été Tamotsu Takahashi au Japon, et qui met l’accent sur la nécessité de comprendre le comportement rhéologique de matériaux modèles en laboratoire avant de développer des modèles théoriques d’écoulement.
Quelle que soit l’approche choisie pour conduire des expériences sur le comportement d’une coulée de débris, le modèle d’écoulement choisi pour calculer les caractéristiques d’une lave torrentielle est un jeu d’équations à la Saint-Venant, c’est-à-dire le même jeu d’équations qui sert à décrire la propagation d’une crue dans un cours d’eau (conservation de la masse et de la quantité de mouvement sur une section d’écoulement). Naturellement les équations ont été quelque peu adaptées pour tenir compte du matériau mobilisé. C’est là que surgit le second objet de vifs débats au sein de la communauté scientifique : tout observateur avisé a en effet noté qu’une lave torrentielle est un écoulement fortement structuré (structure avec un front, un corps, et une queue aux comportements distincts) et le lieu d’une multitude de processus variés (déposition/érosion de sédiment, ségrégation, formation de bourrelets latéraux). L’observation de terrain ainsi que les expériences d’Iverson montrent que les éléments structurants de l’écoulement (front granulaire, bourrelet) sont fondamentaux et permettent d’expliquer qualitativement les différences de comportement (par exemple, étalement ou distance parcourue) entre deux coulées de débris. On peut alors se demander si d’une part, la compréhension de la structuration n’est pas l’élément-clé indispensable à la compréhension plus globale de la dynamique des écoulements et si d’autre part, les équations de Saint-Venant offrent un cadre de modélisation approprié.
C’est dans cette problématique que s’insère la recherche au sein de notre laboratoire. Notre objectif est d’arriver à décrire le plus simplement possible la façon dont une masse finie de matériaux s’écoule sur un plan incliné ou dans un canal. Expérimentalement, nous sommes intéressés non seulement à suivre précisément le mouvement de la masse (hauteur et vitesse d’écoulement), mais également à caractériser sa structure interne. Comme techniques de mesure, nous avons principalement développé des méthodes fondées sur le traitement d’images. Par exemple, pour déterminer l’évolution de la hauteur au cours du temps, nous avons développé un système de projection de motifs géométriques : en effet, si l’on projette une alternance de bandes sombres et claires et qu’on mesure comment la surface libre de l’écoulement perturbe leur projection, on peut en déduire une épaisseur de fluide. D’autres techniques fondées sur la vélocimétrie par suivi de particules permettent de visualiser la structure de l’écoulement et de déterminer, par exemple, le profil de vitesse et de concentration d’une suspension de particules (sous réserve que la suspension soit transparente).

Le programme expérimental est relativement simple. Un réservoir contient un certain volume de fluide. Nous utilisons différents fluides sans nous soucier de leur similitude aux débris naturels. Par exemple, nous avons réalisé des expériences sur du sucre fondu (un fluide newtonien très visqueux) et un gel polymérique utilisé en cosmétique comme gel fixateur pour les cheveux (fluide viscoplastique). Nous sommes en train de tester des suspensions de particules dans un fluide ; dans ce cas-là, pour avoir un matériau transparent, il faut se livrer à de savantes manipulations pour doser un mélange de fluides interstitiels de telle sorte que l’indice de réfraction soit identique dans les particules et dans le fluide.
À l’instant initial, la porte du réservoir est ouverte soudainement à l’aide de deux puissants vérins et libère en quelques secondes le fluide sur le plan incliné. Le mouvement est ensuite suivi par une caméra et les images sont traitées pour en tirer les grandeurs qui nous intéressent. En parallèle, des solutions analytiques et des résultats de simulations numériques peuvent être comparées aux données expérimentales ainsi acquises.

La grande force de ce dispositif est qu’on peut mesurer précisément par des moyens non invasifs les grandeurs caractéristiques de l’écoulement dans un environnement contrôlé. Dans ce dispositif, les expériences peuvent être répétées, les paramètres peuvent être imposés ou contrôlés à volonté. Parmi les résultats que nous avons publiés, nous avons observé un comportement assez curieux des écoulements viscoplastiques. La comparaison entre théorie et expérience donne de bons résultats à pente relativement forte, mais à pente douce, l’allure de la courbe x_f(t) donnant la position du front en fonction du temps diffère même si par ailleurs les profils étaient corrects et l’ordre de grandeur de x_f(t) était bien prédit par la théorie. On a imaginé différents scénarios pour comprendre la raison pour laquelle le front accélérait légèrement à faible pente contrairement à ce que prévoit la théorie. Nous avons observé dans nos expériences que des zones faiblement cisaillées, précurseurs des bourrelets latéraux se développaient sur les bords et qu’elles se figeaient brutalement ; l’écoulement voyait aussi sa section d’écoulement réduite, ce qui avait pour effet de légèrement accélérer le front. Cela fournit une illustration supplémentaire de l’importance de la structuration de l’écoulement dans la dynamique globale. L’analyse se fondant sur une approximation bidimensionnelle de l’écoulement, la théorie est incapable de reproduire ce type de comportement et il faut recourir à une simulation numérique complète pour résoudre ce problème. Cela reste, là encore, une tâche difficile, qui nécessite des moyens informatiques conséquents.

À travers cet article, nous avons tenté de montrer que si très tôt les scientifiques se sont accordés à attribuer un rôle-clé à l’expérimentation, l’expérience en sciences de l’environnement reste un sujet difficile et polémique. Nous avons dressé ici quelques-uns des débats qui partagent la communauté scientifique autour des laves torrentielles. Comme quelques équipes dans le monde, notre laboratoire s’intéresse particulièrement à mieux comprendre comment un écoulement d’une masse finie de matériaux s’organise sur un plan incliné. Nous ne prétendons pas là reproduire de façon exacte le comportement des laves torrentielles, mais nous espérons pouvoir dégager quelques principes physiques généraux qui permettent de mieux appréhender la dynamique des écoulements naturels. Couplés à la mesure et à l’observation in situ, les concepts que nous développons ou testons doivent permettre de fournir des outils puissants de calcul des laves torrentielles.




Départ des avalanches

avalanches suivent le même principe de base : la neige s’accumule sur la pente d’une montagne jusqu’à la force de gravitation excède les forces assurant la stabilité du manteau neigeux. Une couche de neige, parfois tout le manteau neigeux, peut alors se détacher de la couche sous-jacente, aboutissant à la formation d’une avalanche.

Chutes de neige et manteau neigeux

Pendant les tempêtes de neige, la neige s’accumule sur les pentes. La quantité de précipitations dépend de nombreux paramètres, dont les conditions climatiques globales, la topographie locale, et les caractéristiques des chutes de neige. Dans les Alpes, où le climat est continental ou tempéré, les chutes de neige quotidiennes ne dépassent généralement pas 130 cm. Par exemple, dans la vallée de Chamonix (France), les chutes de neige quotidienne maximale varie de 72 cm à 106 cm en fonction de l’altitude (1050-2100 m). Il atteint 130 cm au-dessus du col de la Bernina (Suisse). Dans les régions à climat maritime (comme la côte Pacifique des États-Unis, la Norvège et le nord du Japon), le conflit entre les grandes masses d’air chaudes et froides conduit à de fortes précipitations de neige le long de la côte. A Crestview en Californie (altitude 2300 m), le mois de janvier 1952 a battu les records avec 2,1 m de neige tombés en 24 heures.

Le cumul annuel de neige montre d’importantes variations spatiales et temporelles. Par exemple, dans la vallée de Chamonix, le cumul annuel moyen des chutes de neige dépend de l’altitude : à une altitude de 1050 m, il varie de 14 cm à 5,2 m, avec une moyenne de 2,5 m, alors qu’à 1500 m, il varie de 3 m à 12 m, avec une moyenne de 5,8 m. L’effet de l’altitude sur les totaux de neige est moins marqué aux altitudes plus élevées : quand on passe de l’altitude 1500 m à 2000 m, le cumul annuel de neige (moyenne de 6,6 m, de 3,8 à 13 m de portée) augmente de 15%. Dans les régions à climat maritime, les chaînes de montagnes côtières connaissent des niveaux plus élevés de précipitations. En 1999, le total des chutes de neige a dépassé 28 m sur le mont Baker (Californie, altitude 3286 m).

En revanche, la quantité de précipitations sur de courtes périodes dépend beaucoup de l’altitude, principalement en raison des fluctuations de l’altitude de l’isotherme 0 °C pendant les précipitations. Pour la vallée de Chamonix, le record de précipitations sur 10 jours est de 1,3 m à 1050 m, 2,6 m à 1500 m, mais 4,15 m à 2000 m. Cette tendance croissante cesse très vraisemblablement à des altitudes plus élevées en raison de la diminution des effets de l’humidité de l’air et du vent.
La détermination de précipitations extrêmes de neige est d’une grande importance car la probabilité de déclenchement d’une avalanche augmente avec la quantité de neige fraîche. Comme beaucoup d’autres variables hydrologiques, le maximum annuel des précipitations quotidiennes de neige varie de façon aléatoire et ces variations sont bien décrites par une loi des valeurs extrêmes telles que la loi Gumbel. Cette distribution de probabilité relie l’intensité des précipitations avec leur fréquence d’occurrence. La probabilité d’occurrence d’un événement P extrême est très faible et une pratique courante pour distinguer les événements rares est d’introduire la période de retour T = 1 / P, exprimée en années. La précipitation associée à une période de retour de 100 ans a P = 0,01 de chances de se produire (ou d’être dépassée) au cours d’une période d’une année. La figure 1 montre la variation du maximum annuel de chutes de neige quotidienne dans le centre-ville de Chamonix (altitude 1050 m). La distribution des valeurs extrêmes décrit assez bien les maxima enregistrés, mais l’ajustement n’est pas parfait. Une légère non-stationnarité de la série temporelle (résultant de différents régimes climatiques au cours des dernières décennies) est la cause probable de l’inadéquation.


variation de la neige tous les jours avec la période de retour à Chamonix Figure 1 : variation de la neige tous les jours avec la période de retour à Chamonix (France) à une altitude de 1050 m. Les points représentent les chutes de neige mesurées (maxima annuels), tandis que la courbe continue montre la répartition de la loi des valeurs extrêmes ajustée sur les données.

Il a été très tentant d’appliquer la théorie des valeurs extrêmes aux avalanches, en particulier pour définir la période de retour d’un événement d’avalanche. Le principal problème est la détermination de la variable aléatoire qui décrit l’intensité de ce phénomène. Dans le zonage avalanche, la pression d’impact est utilisée dans la définition de la relation intensité-fréquence, mais son estimation à partir d’observations de terrain est difficile. Les scientifiques ont ainsi utilisé la distance d’arrêt (ou altitude d’arrêt), qui peut être facilement déterminée sur le terrain lorsque le dépôt d’avalanche est visible. Pour les régions avec une topographie régulière (au Canada et la Norvège), Dave McClung et Karsten Lied a montré comment la période de retour peut être définie à partir de la mesure des distances d’arrêt. Pour les chaînes de montagnes avec une topographie complexe, les changements brutaux dans la topographie locale mènent à des changements importants dans la distribution des points d’arrêt sur de courtes distances, ce qui exclut l’utilisation de distributions des valeurs extrêmes. En l’absence de variables plus pertinentes, la période de retour est associée au volume de neige mobilisé par l’avalanche. Les chutes de neige sur 3 jours (ou l’accroissement de l’épaisseur du manteau neigeux en trois jours) sont utilisées comme « proxy » du volume d’avalanche et selon cette hypothèse, les périodes de retour de la neige et des avalanches résultant sont supposées être les identiques. C’est une approximation très grossière de la réalité, mais elle a l’avantage d’être applicable à une large gamme de problèmes en ingénierie et cartographie des risques.

Déclenchement des avalanches

Le déclenchement d’une avalanche ne dépend pas seulement de la quantité de neige fraîche, mais aussi sur d’autres paramètres météorologiques (tels que le vent et la température de l’air) et de la façon dont le manteau neigeux s’est construit à partir des chutes de neige successives. Une avalanche est principalement causée par une conspiration de facteurs plutôt que l’apparition d’un processus unique (par exemple, fortes chutes de neige). C’est pourquoi les prévisions de l’activité d’avalanche sur une zone donnée restent si difficiles. Beaucoup d’avalanches, surtout les grandes avalanches se produisent durant ou juste après une chute de neige. Avec les chutes de neige sur 3jours qui dépassent 50 cm, le risque d’avalanche est marqué, tandis que des cumuls de neige supérieurs à 1 m sur 3 jours sont habituellement associés à une activité avalancheuse généralisée. Toutes les avalanches ne sont pas déclenchées par une surcharge de neige. Redoux et pluies peuvent également conduire à une diminution significative de la résistance de la neige, avec pour conséquence de grandes déformations du manteau neigeux, qui se finit par se rompre et former une avalanche.

Le terrain est également un facteur majeur qui explique pourquoi certaines pentes sont sujettes à des avalanches fréquentes, tandis que d’autres ne connaissent qu’une faible activité avalancheuse. Parmi les facteurs topographiques, la pente est le plus important de ces facteurs : pour les avalanches déclenchées par des skieurs, la plupart des accidents se produisent dans les zones de départ avec une pente variant de 30° à 45°. En de rares occasions, les avalanches naturelles et déclenchées par des skieurs sont observées sur des pentes « douces » (inférieures à 25°). D’autres caractéristiques topographiques (terrain de convexité, chemin de rugosité, végétation, orientation vers le soleil, l’altitude, etc.) jouent un rôle essentiel dans l’évolution du manteau neigeux. Dans la cartographie des avalanche (photo-interprétation), les zones de départ potentielles et les couloirs d’avalanche peuvent être identifiés en utilisant la photogrammétrie (maintenant remplacée par des systèmes d’information géographique) et c’est ainsi que l’inspection du terrain a longtemps été le principal outil pour obtenir une image qualitative de l’activité avalancheuse dans une région donnée.

La neige est un matériau très variable et complexe. Ses propriétés physiques montrent une grande diversité et elles sont sujettes à des variations significatives au cours de la saison. Par exemple, la masse volumique de la neige fraîche est typiquement de 100 à 200 kg/m3 gamme. Elle augmente en raison des métamorphoses et du compactage induit par son poids. La masse volumique typique d’un manteau neigeux varie de 200 à 400 kg/m3 au cours de la saison. En fin de saison, la masse volumique de la neige (névé) dépasse 600 kg/m3. La résistance au cisaillement et à la traction présente également des variations importantes au cours du temps. Par exemple, dans des conditions venteuses, une neige poudreuse (sans cohésion) acquiert rapidement de la cohésion (dite de frittage) et peut facilement supporter le poids d’un homme parce que des ponts de glace connectent les grains entre eux. Si la température de l’air augmente suffisamment (sous l’effet du soleil ou en raison d’un redoux), de l’eau liquide apparaît et percole vers le bas. Les contacts entre les grains de neige sont ensuite lubrifiés par une mince pellicule d’eau liquide et la neige perd la majeure partie de sa cohésion.

La vie d’un manteau neigeux passe généralement par deux grandes étapes. En début de saison, la neige s’accumule couche après couche, donnant au manteau neigeux l’apparence d’un sandwich. Les propriétés physiques (masse volumique, cohésion, résistance au cisaillement) peuvent être très différentes d’une couche à l’autre. L’interface entre les couches joue également un rôle important. Par exemple, il peut être composé de neige sans cohésion (givre de profondeur, grains à faces planes), qui offre une faible résistance au cisaillement, ou au contraire de la neige dure (croûte de soleil généré, croûte gelée-neige), qui forme un plan de glissement idéal. Ces couches fragiles sont une condition nécessaire pour la formation des avalanches. Quand elles cassent (sous l’effet d’une surcharge de neige ou d’une action humaine), les couches supérieures au-dessus de la couche fragile glissent vers le bas sous la forme d’une plaque, ce qui brise rapidement en des milliers de morceaux. L’avalanche résultante est appelée une avalanche de plaque. Les lignes de fracture peuvent être très grandes, allant de 10 à 1000 fois l’épaisseur de la plaque. Une caractéristique remarquable des avalanches de plaques est que lorsque le manteau neigeux est suffisamment instable, le poids d’un seul homme est suffisant pour créer la perturbation initiale qui rompt l’équilibre de tonnes de neige. Ceci explique le nombre des décès causés chaque année par les skieurs qui déclenchent par eux-mêmes les avalanches qui les ensevelissent. La figure 2 montre la coupe zigzag typique de la fissure supérieure (couronne) d’une avalanche de plaque impliquant neige sèche.


déclenchement d'une plaque sur tout le versant ouest de la Dent de Lys Figure 2 : déclenchement d’une plaque sur tout le versant ouest de la Dent de Lys (Canton de Fribourg, Suisse).

Lorsque l’on approche de la fin de la saison, la structure du manteau neigeux évolue radicalement sous l’effet de l’eau liquide. En raison de la température de l’air ou des pluies, une partie des grains de neige fond. L’eau liquide a des effets différents sur la neige. En premier lieu, elle modifie les liaisons entre les grains de glace et, en particulier, elle favorise la formation de grains de glace maintenus ensemble par des forces capillaires provenant des ménisques d’eau formées au niveau des points de contact entre ces grains. Par ailleurs, lorsque la teneur en eau liquide est suffisamment élevée (supérieure à 3 %), la couche liquide recouvrant la surface des grains peut s’écouler lentement sous l’effet de la gravité vers les couches à la base du manteau neigeux, ce qui altère la structure entière du manteau neigeux. Une faible teneur en eau liquide consolide généralement une couverture neigeuse : les couches fragiles sont progressivement transformées et lors du gel nocturne, les ponts liquides entre les grains de neige gèlent de nouveau et assurent ainsi une forte cohésion. Lorsque la teneur en eau liquide dépasse un seuil critique (de 3 % à 5 %), l’eau s’infiltre dans les couches inférieures et peut se concentrer le long du sol ou de croûtes de regel au sein du manteau neigeux. Si la température de l’air est trop élevée et la neige ne gèle plus la nuit, la neige perd sa cohésion. La plupart du temps, les avalanches partent d’un point et gagnent en volume au fur et à mesure qu’elles descendent. Ces avalanches sont appelées avalanches de neige mouillée. La figure 3 montre de tels départs ponctuels.


avalanche de neige issu d'un seul point et impliquant la neige mouillée en fin de saison

Figure 3 : avalanche de neige issu d’un seul point et impliquant la neige mouillée en fin de saison. L’épaisseur de la dalle de neige humide ne dépasse pas quelques dizaines de centimètres.

Moins fréquemment, l’eau liquide lubrifie l’interface entre le manteau neigeux et le sol, ce qui conduit à de grandes déformations internes. Les variations locales de la vitesse de glissement peut générer d’importants efforts de traction au sein du manteau neigeux et une fois qu’un niveau critique de contrainte est atteint, la couverture neigeuse développe une fissure dite de glissement. Vu de dessus, ces fissures de glissement forment souvent des crevasses en forme d’arc (appelées « gueules de baleine »), qui peut s’étendre sur quelques dizaines de mètres. Le délai entre l’apparition des fissures et le départ de la plaque varie de quelques heures à quelques semaines. Il semble être fortement corrélé avec la température de l’air et le degré de consolidation du manteau neigeux. L’avalanche résultant est appelé une avalanche de glissement. La figure 4 montre l’avalanche de glissement qui a endommagé un télésiège dans la station de ski de Saint-François-Longchamp : la fissure de glissement est apparue en janvier 2012. Au début de mars 2012, lors d’un redoux, les déformations au sein de la couverture de neige ont augmenté jusqu’à l’avalanche de glissement formé et est allé descente très lentement (la vitesse typique était de 1 m/s).


fissure entraînant une avalanche de glissement après un passage doux

Figure 4 : fissure entraînant une avalanche de glissement après un passage doux en mars 2012 (Saint-François-Longchamp, France). Le dépôt d’avalanche atteint un télésiège et des pistes de ski. L’épaisseur moyenne de la neige le long de la fissure est de 1 m.

Haddock et les avalanches

À chaque début d’hiver, on me pose des questions sur les avalanches. Cette année, un journaliste m’a demandé s’il était vrai que la voix humaine pouvait déclencher des avalanches. Je donne dans ce billet quelques indications sur le sujet. Des récits de voyageurs à l’époque héroïque de la découverte des Alpes jusqu’aux aventures de Tintin au Tibet, on s’est plu à croire que le bruit, la voix, et le vent pouvaient causer le départ d’avalanches aussi fatales qu’improbables, qui emportaient avec elles les malheureux qu’elles trouvaient sur leur chemin. Très récemment encore, on pensait qu’un avion de chasse pouvait déclencher des avalanches, notamment s’il passait le mur du son au-dessus d’une pente de neige.


Tintin au Tibet
Figure 2 : Tintin au Tibet (Casterman) et l’avalanche déclenchée par le capitaine Haddock. DR.

Est-il réellement saugrenu de penser qu’une onde sonore puisse déclencher une avalanche ? Car, après tout, ce sont bien des explosifs qu’on emploie en station pour sécuriser les pistes de ski en déclenchant préventivement les avalanches. Et il existe par ailleurs de nombreux récits de randonneurs emportés par une avalanche quoiqu’ils se trouvassent loin de la zone de départ (donc qu’est-ce qui pourrait expliquer l’avalanche hormis un malheureux concours de circonstances ?).


déclenchement d'une plaque au passage d'un skieur
Figure 2 : déclenchement d’une plaque au passage d’un skieur (col de l’Eglise, massif Belledonne, Isère, France).

Comme souvent en sciences, tout n’est question que d’ordre de grandeur. La voix humaine peut créer des ondes sonores, c’est-à-dire des variations de la pression atmosphérique, qui ne dépassent guère 1 Pa (Pa est l’unité de mesure de la pression en pascal : rappelons que la pression atmosphérique au niveau de la mer vaut environ 105 Pa et qu’un vent tempétueux peut générer des variations de pression pouvant atteindre 1000 Pa). Si le bruit émis par un avion à réaction est assourdissant, les surpressions sont faibles : à peine 20 Pa quand on se situe à quelques dizaines de mètres de l’appareil. Plus intéressant est le cas de l’avion de chasse au moment où il passe le mur du son. Ce passage produit une « onde de choc », c’est-à-dire des variations brutales de pression, de masse volumique, et de température de l’air sur une distance très courte. Les sautes de pression peuvent dépasser les 500 Pa et se propager à grande vitesse (de l’ordre de 350 m/s) sur de grandes distances avec une atténuation plus faible qu’une onde sonore continue. Les ondes de choc développent aussi des profils de pression en N, avec tout d’abord une phase de dépression dans le front d’onde, puis une phase de surpression (ce qui contribue à ébranler tout objet soumis à l’onde de choc). Dans les stations de ski, on emploie des explosifs solides ou bien des mélanges détonants de gaz (comme un mélange d’oxygène et de propane) pour déclencher les avalanches. La combustion provoque une onde de choc (dite de détonation) qui se déplace à de très grandes vitesses (plus de 2000 m/s) et génère des variations significatives de pression. IAV Engineering, une spin-off de l’EPFL, arrivait à des mesures de surpression de 2500 Pa à 40 m de distance du point de tir pour un gazex (système de déclenchement, voir fig. 3).


tube Gazex émergeant du manteau neigeux

Figure 3 : tube Gazex émergeant du manteau neigeux. La détonation du mélange propane-oxygène est réalisée dans une chambre sous terre, puis se propage dans le
tube, qui dirige l’onde de choc vers le manteau neigeux.

Les études in situ, comme celles de Juerg Schweizer (SLF), ont montré que pour mettre en mouvement un manteau neigeux particulièrement instable, il suffit d’appliquer une surpression relativement faible de l’ordre de 200 à 500 Pa ; pour des manteaux neigeux plus stables, il faut exercer des surpressions importantes (plusieurs milliers de Pa). Un tel seuil disqualifie donc la voix comme moyen de déclenchement, mais montre qu’un avion militaire pourrait déclencher une avalanche s’il passe le mur du son au-dessus de pentes de neige instable.

Comment expliquer alors le déclenchement à distance d’avalanches par des randonneurs ? Tout simplement, parce que les ondes ne se propagent pas uniquement dans l’atmosphère sous forme d’onde sonore, mais également dans le manteau neigeux sous forme d’onde mécanique. Ces ondes, un peu comme la vibration d’une corde de guitare, se déplacent également à très grande vitesse et sur de grandes distances, ce qui permet de mettre en mouvement tout un pan de montagne (voir fig. 2). C’est ainsi qu’un skieur, même évoluant sur des pentes douces, perturbe l’équilibre mécanique du manteau neigeux et crée des ondes qui se propagent de proche en proche sur des distances pouvant dépasser plusieurs centaines de mètres pour certains manteaux neigeux pulvérulents. Arrivant dans des pentes plus raides, ces ondes peuvent causer la rupture d’un manteau neigeux instable et créer une avalanche, qui ensevelira le randonneur perturbateur.

Si le départ d’une avalanche ne pas être produit par la voix humaine, on retiendra que ce sont quand même les ondes qui en sont la cause.

Aller plus loin :

  • Benjamin Reuter and Jürg Schweizer : Avalanche
    triggering by sound: myth and truth
    , International Snow Science Workshop, Davos 2009, Proceedings
    330
    International Snow Science Workshop Davos, pp. 330-333.
  • Schweizer, J., J.B. Jamieson, and M. Schneebeli, Snow avalanche formation, Reviews of Geophysics, 41, 1016, 2003.



Histoire de la nivologie

Les dangers spécifiques auxquels étaient exposés les voyageurs ont été évoqués par les géographes et écrivains de l’antiquité tels que Strabon, Tite-Live, et Silius Italicus. Le mot « avalanche » n’existait pas à cette époque et les auteurs ont utilisé des mots génériques comme ruina (qui pouvait aussi bien désigner des glissements de terrain et des éboulements), mais les détails que les auteurs ont donnés dans leur description ne laissent planer aucun doute quant à leur connaissance des dangers liés à la neige. Cette absence de mot pour désigner les avalanches a perduré jusqu’à ce que les langues nationales remplacent le latin dans la littérature technique au cours du XVIIe siècle. À la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, le style narratif mettait encore l’accent sur les dangers qui menaçaient les voyageurs dans leur traversée des Alpes. Dans son livre De Alpibus Commentarius (1574) qui offre la première compilation de toutes les informations disponibles sur ces dangers, le théologien suisse Josias Simler a donné la première description complète des avalanches (labina) en examinant leurs causes et leurs effets. Avec une emphase qui ne diffère guère de celle qui animait déjà les écrits de Strabon 1500 années plus tôt, Simler avertissait les lecteurs contre les terribles dangers dans les Alpes.

Lorsque la littérature scientifique a commencé à employer les langues nationales, le mot avalanche a émergé, mais l’étymologie exacte n’est pas connue (et ce d’autant plus que chaque communauté a utilisé ses propres mots): les auteurs de langue allemande pensait que avalanche (Lawine en allemand) venait de Löwin (lionne), tandis que les écrivains de langue française ont vu le mot latin labina (le verbe labor signifie glisser ou tomber) comme la racine du mot avalanche. Et d’autres, y compris les auteurs francophones et italophones (en italien valanga), font remarquer que le mot est proche du mot vallée.

La fin du Petit âge glaciaire au cours du XIXe siècle a été marquée par plusieurs inondations catastrophiques en Europe. En parallèle, dans le sillage de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, les états européens ont renforcé leur administration centrale et ont affirmé leurs prérogatives dans toutes les parties de leur territoire. Les catastrophes naturelles ne sont alors plus considérées comme des actes de Dieu, mais que les conséquences de la mauvaise conduite des populations locales. En 1792, ingénieur civil Ramond Lomet a été envoyé par le gouvernement révolutionnaire français à Barèges, une station thermale à la frontière franco-espagnole. Sa mission était de trouver des solutions durables pour la protection d’un hôpital militaire contre les avalanches. Il a offert une vision très dure des habitants de Barèges : « Autrefois, toutes les montagnes qui dominent Barèges étaient revêtues de bois de chêne jusque vis-à-vis de la vallée d’Escoubous. Des hommes actuellement vivants en ont vu les restes et les ont achevés… Les habitants des plateaux ont tout ravagé eux-mêmes, parce que ces pentes étant les premières découvertes par leur exposition et par la chute des avalanches, ils y ont de bonne heure un pâturage pour leurs moutons, et que, le jour où ils les y conduisent, ils oublient que pendant l’hiver ils ont frémi dans leurs habitations de la peur d’être emportés avec elle par ces neiges, dont ils provoquent obstinément la chute. » Ce type de déclarations était commun à cette époque et a certainement influé la vision des représentants de l’État. Ces plaintes sont également arrivées au bon moment pour les politiciens en leur donnant la possibilité d’intervenir dans les régions connues pour leur farouche volonté de préserver leur indépendance.

Des écoles forestières nationales ont été créées dans la première moitié du XIXe siècle, tout d’abord pour assurer une meilleure gestion des ressources en bois. Les ingénieurs forestiers étaient également fermement convaincus que les inondations et les avalanches résultaient de la déforestation massive dans les zones de montagne et de ce fait le reboisement leur semblait la solution évidente. Et où aucun arbre ne peut pousser, par exemple dans les zones de haute altitude, les forêts pourraient être remplacées par des rangées de pieux métalliques… cette idée qui peut nous sembler folle aujourd’hui a été mise en œuvre par le génie militaire en 1860 à Barèges. Il suffit de quelques hivers pour souffler la forêt de pieux, et du projet a été abandonné. Les forestiers connurent plus de succès que les ingénieurs militaires. A cette époque, l’école forestière allemande était considérée comme exemplaire à travers toute l’Europe. Elle défendait l’idée que les forêts pouvaient être gérées selon des principes scientifiques. Dans les pays alpins, cette idée a poussé les forestiers à réaliser un suivi scientifique de l’activité avalancheuse. Ce fut le début de la nivologie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le pionnier était l’ingénieur forestier et topographe suisse Johann Coaz, un homme aux multiples talents, qui a commencé à recueillir des données d’avalanche dès 1876. En 1881 et 1910, il a publié les premières monographies scientifiques entièrement consacrées aux avalanches et aux systèmes de protection paravalanches. Les services forestiers nationaux maintenaient des échanges fréquents entre eux et ainsi, les ingénieurs forestiers autrichiens et français se sont inspirés de l’expérience suisse qu’ils ont reproduite dans leur propre pays à la fin du XIXe siècle. En 1900, Paul Mougin a développé l’idée d’un suivi permanent des avalanches en France, en particulier à proximité des zones habitées, et a créé une base de données d’avalanche, qui est encore en usage aujourd’hui. Cet ingénieur forestier n’était pas seulement un fervent défenseur des forêts comme système de protection, mais il a également fait la promotion des structures paravalanches telles que murs en pierre et râteliers. Il est l’auteur du premier modèle d’avalanche en 1923. Ce modèle simple est fondé sur l’analogie entre une avalanche et un bloc glissant. Il permet de calculer les vitesses de l’avalanche et les forces qu’elle peut exercer. En Autriche, l’ingénieur civil Vincenz Pollack a travaillé en cheville étroite avec Johann Coaz sur des ouvrages paravalanches pour la protection des lignes de chemin de fer, qui à l’époque étaient en pleine expansion. En 1906, il publia son ouvrage qui a longtemps fait autorité en matière d’ouvrages paravalanches. À partir des années 1860, la construction de chemin de fer dans le Vorarlberg et au col du Brenner (ligne reliant Innsbruck à Vérone) a donné l’occasion de tester de nouvelles structures de défense. Le service de correction torrentielle d’Innsbruck a acquis une expérience considérable dans ce domaine, qui a forgé la réputation de l’Autriche dans les travaux de protection contre les avalanches et crues torrentielles. La construction de chemins de fer dans le Caucase a également conduit aux premières études scientifiques et tentatives de cartographie d’avalanches dès 1860 dans l’ancien empire russe.

Pendant quelques décennies, les forestiers ont gardé la main mise sur les développements scientifiques et technologiques relatifs aux avalanches, mais la situation a changé au début du XXe siècle. Une première brèche dans ce monopole est apparue avec la publication de livres pour les alpinistes et les skieurs. Pour les pratiquants de la montagne, le danger principal est d’être pris par une avalanche qu’ils ont eux-mêmes déclenchée. Alors que les livres de la fin du XXe siècle se contentent de décrire les accidents mortels dus aux avalanches, les livres ultérieurs deviennent de vrais guides pratiques enseignant comment reconnaître un terrain, comment les avalanches partent, et comment les conditions météorologiques influencent le risque d’avalanche. Le géologue allemand Wilhelm Paulcke était l’un des pionniers dans le développement du ski alpin. Il consacra beaucoup de temps à étudier la formation des avalanches en documentant les départs d’avalanches à l’aide de films et de photographies et en vulgarisant ses recherches dans les livres de 1899 à 1934. Dans son livre « Le ski en hiver, au printemps, sur les glaciers » (traduction en français en 1924), le skieur et alpiniste anglais Arnold Lunn présenta une synthèse de toutes les informations pratiques sur la neige et les avalanches avec lesquelles les skieurs doivent se familiariser. Cet ouvrage a été un grand succès et le premier d’une longue série de livres consacrés à la sécurité avalanche à un large public. Aujourd’hui, la plupart des livres publiés sur les avalanches sont des manuels écrits par des professionnels de la montagne pour les skieurs et autres pratiquants de la montagne. En Europe, le guide de montagne suisse Werner Munter est devenu célèbre en développant des techniques de décision pour évaluer les risques d’avalanche sur le terrain. Aux États-Unis, Bruce Tremper, un prévisionniste au Service Utah Avalanche Forest Center, a été l’auteur de livres à succès sur les bonnes pratiques en terrain avalancheux.

Une remise en cause plus fondamentale de la doctrine forestière est apparue dans les années 1920 quand une partie de la communauté scientifique, composée principalement de géographes, émit de lourdes réserves sur l’efficacité des forêts pour lutter contre les crues et les avalanches. Il y avait un faisceau concordant de preuves : la fréquence et l’intensité inondations n’avaient pas changé de façon significative dans les bassins versants reboisés. Les forêts de montagne ont été non seulement très coûteuses, mais elles n’étaient pas suffisantes pour prévenir les événements extrêmes. En outre, les structures de défense (comme les murs et râteliers) utilisées comme un complément à la reforestation souffraient d’une conception inadaptée. Les forces exercées par un manteau neigeux en glissement sur une structure étaient clairement sous-estimées, ce qui a conduit à des dommages importants aux structures en bois et en pierre. En Europe, notamment en Russie et en France, des universitaires ont revisité tous les problèmes liés à la neige et aux avalanches. Des géographes comme les français Raoul Blanchard et André Allix produisent une grande partie de la littérature sur le sujet.

Un pas décisif vers la quantification des processus est franchi en 1936 avec la création de l’Institut fédéral pour la neige et des avalanches (SLF) à Davos (Suisse). Pour la première fois, un laboratoire a été construit pour étudier les propriétés physiques de la neige. Robert Haefeli, un ingénieur géotechnicien de formation, a élaboré les premières théories sur le comportement mécanique et physique de la neige. Ses œuvres ont abouti à des méthodes de conception pour les structures de défense, qui ont été intégrées dans un seul document, appelés les directives suisses. Ces directives ont été régulièrement mises à jour et utilisées dans le monde entier pour la conception de systèmes paravalanches. Elles ont été également adaptées aux zones dont le climat diffère sensiblement de celui observé en Europe continentale. Avec ses collègues Henri Bader et Edwin Bucher, Haefeli a également travaillé sur les transformations thermodynamiques subies par la neige (appelées métamorphoses car elles induisent des changements de la forme des grains de neige). En 1939, ils ont publié leur livre « La neige et ses métamorphoses », qui est resté l’ouvrage de référence jusqu’à ce que dans les années 1970, Samuel Colbeck révise la théorie neige métamorphisme. En 1955, un autre ingénieur suisse, Adolf Voellmy, s’inspira du modèle d’avalanche de Mougin et proposa un cadre complet de calcul des forces exercées par des avalanches sur les obstacles ainsi que les principales caractéristiques du mouvement de l’avalanche (vitesse, distance d’arrêt). Le modèle de Voellmy a eu un énorme succès et a été utilisé par les ingénieurs jusqu’à la fin des années 1990. Dans les décennies suivant la création du SLF, le groupe de Haefeli a été leader dans la recherche sur les avalanches. Dans les autres pays occidentaux, la recherche était en sommeil tandis que dans les années 1960 et 1970, derrière le rideau de fer, les chercheurs soviétiques travaillaient sur une nouvelle génération de modèles d’avalanches inspirés de l’hydraulique : en utilisant l’analogie avec les crues éclairs, Sergei Grigorian et Margarita Eglit adaptèrent les équations de Saint-Venant pour décrire le mouvement d’une « crue neigeuse » tandis que Andrei Kulikovskii proposa le premier modèle pour avalanches en aérosol, qui a inspiré la plupart des modèles actuels.

Les hivers catastrophiques de 1968, 1970 et 1972 en Europe ont dévoilé de nombreuses lacunes dans les stratégies de protection paravalanche. Cela a donné un nouvel élan à la recherche sur les avalanches, avec la priorité mise sur les méthodes de calcul, la cartographie des risques et la surveillance des couloirs d’avalanches. En l’absence des moyens informatiques tels que ceux dont on dispose de nos jours, Bruno Salm du SLF a développé des outils analytiques simples basés sur le modèle de Voellmy, qui permettent d’estimer la distance d’arrêt et la vitesse des avalanches extrêmes. Une approche innovante a été proposée à la fin des années 1970 par les ingénieurs français Rémy Pochat, Gérard Brugnot, en collaboration avec le mathématicien Jean-Paul Vila, qui ont travaillé sur des simulations numériques des équations de Saint-Venant. Avec l’arrivée des ordinateurs personnels, les modèles numériques ont été utilisés de plus en plus fréquemment, surtout à partir de 2000 pour résoudre les problèmes d’ingénierie. Presque tous les modèles numériques utilisés aujourd’hui sont encore basés sur les idées de Vila, qui tirent leurs racines dans la dynamique des gaz (la structure mathématique des équations de Saint-Venant est très proche de celles utilisées en dynamique des gaz).

Aujourd’hui, la plupart des pays concernés par les avalanches ont des centres de recherche d’avalanche spécifiques. Certaines institutions comme le SLF en Suisse et Météo-France en France ont à la fois des tâches opérationnelles (comme la fourniture de bulletins d’avalanche régionaux) et des missions de recherche. Des universités (telles que l’Université de la Colombie Britannique au Canada ou à l’Université de Moscou en Russie) et des organisations privées (comme le NGI ¬ l’Institut géotechnique norvégien) ont été fortement impliquées depuis les années 1980. Dans plusieurs pays, des couloirs d’avalanche ont été équipés de capteurs de haute technologie (radars, mesures de pression et vitesse, capteurs de force) pour surveiller l’activité avalancheuse et acquérir de nouvelles connaissances sur la dynamique des grandes avalanches : ces sites comprennent la Vallée de la Sionne en Suisse, le Col du Lautaret en France, le Ryggfonn en Norvège, le Monte Pizzac en Italie, Rogers Pass au Canada, et la canyon de Kurobe au Japon.

La nivologie a également bénéficié de contributions dans des domaines scientifiques voisins. Par exemple, la physique des écoulements granulaires et la dynamique des courants de densité jettent une lumière nouvelle sur les processus physiques fondamentaux impliqués dans les avalanches de neige. Ainsi, si la communauté avalanche de neige rassemble quelques centaines de personnes à travers le monde, il y a une communauté plus large en mécanique des fluides, physique et géographie physique, dont le travail a largement contribué à la science des avalanches au cours des dernières décennies.