La grande avalanche du Glärnis

Le jour de la Saint Fridolin, le 6 mars de l’année 1898, une avalanche puissante se déclencha dans la matinée autour de 11 heures 20, au plus haut du sommet du Vorderglärnisch, sur sa face Nord-Est, celle tournée vers la ville de Glarus. C’était un jour de printemps doux et baigné par le soleil. Le pied du versant était libre de neige ; dans les forêts, qui entourent le pied du Glärnisch, la neige était tombée des arbres ; en revanche, sur les parties hautes des versants, il y avait encore une assez forte couche de neige de l’hiver, recouverte par une abondante quantité de neige fraîche. Dès le début, l’avalanche montra, dans sa mise en mouvement, une largeur inhabituelle, c’est-à-dire qu’elle ne se déclencha pas à partir d’un point, mais sur une large ligne horizontale, avant que de se précipiter dans une paroi presque verticale, située à peu de distance sous le sommet, paroi issue d’un éboulement datant du 3 juillet 1594 et connue sous le nom de Bruch.

Puis s’orientant toujours plus vers le Nord, elle suivit le chemin habituel des grosses avalanches, cheminement appelé Wustruns et qui, vu de Glarus, descend derrière l’avancée rocheuse du Stöckli, avant d’atteindre le fond de la vallée en passant sur les terrains en prés, inclinés, du Wyden, puis sur le site splendide de la source du Sackberg. Comme un puissant nuage, blanc comme neige, elle mugissait, rapide comme une flèche, dans un grondement tonitruant, tel celui du tonnerre, toujours plus bas et plus près, lançant des volutes de neige légère, à l’Est par dessus le Stöckli et à l’ouest par dessus le Hochwand. La vallée atteinte, elle jaillit, à l’horizontale, telle la fumée de vingt canons qui auraient tirés en même temps, passant entre les forêts du Bitziberg et du Sackberg, puis au-dessus des prairies de Wyden, d’Untersack et d’Allmeind (Atlas Siegfried, feuille 263), au-dessus du village de Riedern sur la gorge de la Löntsch, enveloppant l’auberge bien connue “Au Staldengarten” située sur la route de la Klöntal, venant se briser sur les puissantes falaises du Büttenenwand, au pied de l’alpage d’Auern et du Wiggis, rebondissant sur l’obstacle, pour revenir survoler, plus haut, dans la direction inverse, une fois encore les gorges de la Löntsch et du Büttener — un surprenant changement de direction –, ainsi que le nuage compact de neige qui se déplaçait encore, monstrueusement vite, au-dessus de la rivière, du Sud vers le Nord, s’écoulant donc du Nord vers le Sud, occupant un espace énorme, et se dispersant en une multitude de volutes de neige plus légère. Au final, toute cette masse ramenée vers le Sud se déposa sur les forêts et les prairies du Sackberg, au Bäschirüti, au Vordersackberg et au Geissweite.


Dessin de l’époque montrant la partie en aérosol.

L’avalanche, tout au long de son parcours, produisit un spectacle vraiment grandiose. Lorsque elle se déclencha, il sembla que la moitié de la montagne, se résolvant en neige, s’effondrait. A mi-pente, le flux principal de la masse de neige qui tombait, s’écoulait comme une monstrueuse chute d’eau ; de gauche et de droite, comme si ils voulaient se séparer du flux principal et former des écoulements indépendants, tourbillonnaient de plus petits nuages fait d’une poussière de neige éblouissante, avant que de se fondre de nouveau dans la masse de l’écoulement principal.

Dans les nuages de poussières de neige rejetées le plus à l’Est, le soleil brillait et faisait apparaître, au cœur de la masse agitée de la neige, des anneaux plus clairs, tournoyant et se transformant de façon continue. Le sol tremblait comme lors d’un tremblement de terre, et le fracas, doublé d’un bourdonnement, produit par le choc de la masse de neige contre les rochers était assourdissant.

Quarante secondes peut-être après que la masse principale de l’écoulement eut atteint le pied du versant, alors que de plus petites masses de neige continuaient à tomber et que le flux principal était propulsé au-dessus de la zone de prairie, le bruit fait par l’écoulement prit la sonorité d’un roulement de tonnerre lointain ; enfin, graduellement, le bruit devint de plus en plus étouffé, jusqu’au retour du calme.

A l’instant où l’avalanche se déclencha, dans le cimetière situé à l’Ouest de Glarus, à proximité du lieu d’où a été réalisé le dessin ci-après, un enterrement avait lieu. L’assemblée, quoique habituée aux avalanches, ne s’effraya pas qu’un peu ; beaucoup parmi les femmes présentes se mirent à crier, d’autres s’enfuirent vers la ville. De même chez les hommes, je vis bon nombre d’entre blêmir d’effroi particulièrement, alors que l’avalanche avait atteint le fond de la vallée, lorsque la partie Est de son écoulement enveloppa les bâtiments des blanchisseries, mais aussi quand disparurent derrière les nuages de neige non seulement les forêts visibles depuis le cimetière mais tout le Sackberg ainsi que les imposants massifs rocheux du Wiggis et du Gumenstock, de la Scheye et du Deyenstock de l’Auernalp. Même le sommet du Deyenstock, qui figure sur le dessin, fut masqué pendant un temps.


Coupe de l’avalanche de Glarus.

La cassure dans le manteau neigeux était située à 2330 mètres d’altitude, le point le plus bas atteint par l’avalanche, à la Löntsch, se trouvait environ à 580 mètres. La dénivelée complète parcourue par l’avalanche ne faisait pas moins de 1750 mètres. Du sommet du Glärnisch jusqu’au Buttenenwande, il faut compter, à vol d’oiseau, 3,6 km, auquel il faut ajouter le chemin en retour, jusqu’au Geissweite, soit 2,4 km soit au total 6 km. En prenant en compte le chemin réellement parcouru, en suivant le relief, cela faisait une distance de 7 km, comme indiqué sur l’esquisse ci-dessous.

La façon dont se passa la fin de l’avalanche fut particulièrement remarquable. Le ciel au-dessus et derrière nous était devenu sombre. Le nuage de neige qui après s’être éclaté sur le Buttenenwand, revenait dans un mouvement en retour, soit de la droite vers la gauche sur le dessin ci-dessus, ce nuage donc s’immobilisa comme frappé par un coup, et seules s’échappaient quelques petites masses de neige, comme des lambeaux, devant le nuage, avant de venir sombrer, en dessous, dans le brouillard du corps de l’avalanche, ou, en clair, ces petites masses de neige semblaient se fondre en un gros nuage avec la masse de poussière de neige qui stagnait encore au dessus de Wyden, d’Untersack et d’Allmeind. Ces lambeaux de neige qui avaient de remarquable leur forme en S, tel que visible sur le dessin ci-après – des lambeaux probablement issus des anneaux cités plus haut, comme ceux que l’on peut voir dans la fumée des canons – ces lambeaux flottèrent encore longtemps, telle des dessins blanchâtres jouant sur un fond gris foncé, restant isolés au dessus de la masse qui graduellement disparaissait de plus en plus, jusqu’à disparaître à leur tour. Cela dura bien 6 à 8 minutes, depuis le déclenchement de l’avalanche jusqu’à ce qu’elle finisse sa course et que le nuage de neige occupe toute la vallée. Sur ce temps, il fallut au plus 1 à 1 minute 15 pour que l’avalanche aille du sommet du Glärnisch jusqu’au Geissweite en passant par le Buttenen, alors qu’il fallut 5 à 7 minutes pour que le nuage de neige perde son agitation et se disperse. En gros, l’avalanche parcourut 6 km en une minute, quatre fois plus vite que les plus rapides des trains express anglais.

Quand tout fut fini, on put voir les prés et les bois depuis le Stöckli à l’aval jusqu’aux blanchisseries, visibles sur le dessin ci-après, ainsi que les hauteurs du Sackberg recouverts de neige fraîche. Mais il ne s’agissait pas d’une simple avalanche de “poussière”, et pour preuve, abstraction faite du grondement puissant qui avait accompagné l’avalanche, la présence au pied du Wustruns, d’une masse de neige lourde et compacte, mêlée de terre, de 4 à 5 mètres de haut et de 8 à 10 mètres de large, et qui avait été poussée jusqu’au contre les étables d’Untersack. Pendant des jours, les écoles de Glarus vinrent sur le site afin de voir cette masse de neige, et les journaux ne manquèrent pas de donner des informations sur l’avalanche. Heureusement elle ne toucha ni les personnes ni le bétail, et compte tenu de l’importance de l’avalanche, les dégâts aux forêts furent relativement minces. C’est la plus grosse avalanche que j’ai vue.

Traduction de l’allemand en français par Alain Delalune.

Référence : tiré de « statistique des avalanches dans les alpes suisses et des travaux de défenses y relatifs, ouvrage élaboré et publié sur ordre du département fédéral de l’intérieurpar le Dr Coaz, inspecteur fédéral en chef des forêts. imprimé à berne en 1910 ». L’événement avait été relaté par le pasteur Buss.




L’analyse fréquentielle en dynamique des avalanches

L’analyse fréquentielle en dynamique des avalanches

La notion de période de retour – et en filigrane l’analyse fréquentielle – est assez récente en France. Quand j’ai commencé à m’intéresser au sujet en 1992, la notion de période de retour n’existait pas sur le plan opérationnel en France (aucun rapport d’expertise ou document technique n’y faisait référence) et il n’y avait à ma connaissance aucun travail académique très poussé sur le sujet dans le monde.

Evolution des idées chez les scientifiques

L’analyse de la bibliographie des revues scientifiques jusqu’en 2000 montre que cette notion n’est guère employée :

  • En 1984, Peter Schaerer montre que la masse d’une avalanche suit une loi de probabilité qui n’est pas de type Gumbel, mais des considérations sur les caractéristiques nivométriques permettent de déterminer l’avalanche centennale ;
  • En 1985, un universitaire allemand Bernhard Zenke publie un article selon lequel la distance d’arrêt dépend de quelques critères géométriques simples décrivant la topographie, reprenant ainsi des idées décrites depuis assez longtemps pour les grands écroulements rocheux, et qu’il est possible de décrire simplement des phénomènes extrêmes par simple corrélation avec des paramètres topographiques. La notion de période de retour y est introduite mais de façon floue ;
  • En 1987, Dave McClung et Karsten Lied introduisent une probabilité empirique des distances d’arrêt. Ils définissent une période de retour à partir de distribution empirique de distances observées qu’ils relient à des paramètres topographiques globaux. Bien plus tard, en 1999, McClung affinera la notion de période de retour.


Evolution des idées chez les ingénieurs

Les ingénieurs américains semblent être les premiers s’être interrogés sur la notion de période de retour. Dans un rapport interne, Ted LaChapelle parle de fréquence d’occurrence ( encounter probability) qu’il introduit comme la probabilité qu’ « une avalanche cause des dommages à une installation pendant la durée de vie estimée de celle-ci ». Comme on le voit, cette définition est conceptuelle et n’est pas reliée à une intensité ; elle a été, cependant, souvent reprise dans les articles scientifiques américains ultérieurs et à ce titre, on peut estimer qu’elle a servi de tremplin à la réflexion.

En parallèle, sans que je sache dater quand exactement, les ingénieurs suisses ont commencé à intégrer dans un cadre de calcul unique des considérations sur les statistiques d’enneigement, la dynamique d’une avalanche (modèle Voellmy-Salm), les effets d’une avalanche sur un obstacle, et la définition du zonage avalanche. En 1975, le directeur du SLF, Maurice de Quervain, fait une présentation des concepts où tous ces éléments sont introduits et justifiés. En 1975, Paul Föhn indique que la distribution temporelle des avalanches obéit à une loi de Poisson, mais il ne la relie pas à l’intensité du phénomène. En 1979, il introduit l’idée que la loi de Gumbel peut servir à décrire la distribution de la magnitude d’une avalanche .
Signalons que les colloques internationaux permettaient des échanges entre chercheurs et praticiens et que Paul Föhn présentait ses travaux à Grenoble en 1982 (on peut considérer qu’à l’époque les Français n’ont pas manifesté de grand intérêt à la chose). Cette approche voit son aboutissement opérationnel avec le travail d’André Burkard, qui fournit des règles pour obtenir l’accroissement de l’épaisseur du manteau neigeux en fonction de la période de retour. Ce document est disponible depuis 1994 en France.


La réflexion menée avec Toraval et le Cemagref

Quand, à l’été 1997, je créai Toraval avec Claude Charlier, j’eus ce problème épineux de la définition de la fréquence d’une avalanche. Je livre ici les notes qui ont progressivement servi aux réflexions sur le sujet à cette époque.


Articles



Notes diverses


Traductions


Références à d’autres sources

  • McClung, D.M., and K. Lied, Statistical and geometrical definition of snow avalanche runout, Cold Regions Science and Technology, 13, 107-119, 1987.
  • McClung, D.M., The encounter probability for moutain slope hazards, Canadian Geotechnical Journal, 36, 1195-1196, 1999.
  • LaChapelle, E.R., Encounter probabilities for avalanche damage, U.S: Department of Agriculture Forest Service, Alta Avalanche Study Center, 1966.
  • de Quervain, M., Lawinendynamik als Grundlage für die Ausscheidung von Lawinenzonen, in Interpraevent conference, pp. 247-267, Innsbruck, 1975.
  • Foehn, P.M.B., Statistische Aspekte bei Lawineneignissen, in International Symposium Interpraevent, pp. 293-304, Innsbruck, 1975.
  • Foehn, P., Avalanche frequency and risk estimation in forest sites, in Mountain Forest and Avalanches, edited by I.U.o.F.R. Organizations, pp. 241-254, Davos, 1978.
  • Föhn, P., and R. Meister, Determination of avalanche magnitude and frequency by direct observations and/or woth the aid of indirect snowcover data, in IUFRO/FAO Colloquium on research on small torrential watersheds (incl. avalanches), Mitteilung der Forstlichen Bundesversuchsanstalt, Wien, Grenoble, 1982.
  • Von Zenke, B., Der Einfluss abnehmender Bestandesvitalität auf Reichweite und Häufigkeit von Lawinen, Forest Research, 104, 137-145, 1985.

Liens utiles




Les avalanches extrêmes sont-elles des horsains ?

Quel est le point commun entre un crack boursier et certaines avalanches catastrophiques ? C’est ce que cet article va présenter en s’intéressant au concept des « dragons-rois », des phénomènes extrêmes qui tout en se démarquant des événements connus ont leur propre logique, ce qui les rend sans doute plus prévisibles qu’on ne le croie.

Statistique des extrêmes

En vieux français, le terme horsain ou forain servait à désigner celui qui était étranger à la communauté. Si le mot horsain est devenu désuet en français moderne (il subsiste toutefois dans le parler normand), il a été repris par les statisticiens pour décrire des données qui constituent des anomalies statistiques : une donnée tirée d’un échantillon d’observations constitue un horsain si elle est significativement distante de la distribution de probabilités qui décrit cet échantillon. Autrement dit, il s’agit d’une anomalie, d’une donnée qui n’a pas le même comportement que les autres ; c’est le cas par exemple d’une chute de neige qui serait bien plus forte que toutes les autres chutes enregistrées. En statistique, l’existence d’horsains dans une série de données peut signifier l’une ou l’autre des trois choses suivantes :

  • il peut s’agir d’une erreur de mesure ou d’un protocole inadapté (par exemple, une mesure de cumul de neige, qui aurait été modifié sous l’effet
    du transport de neige par le vent) et dans ce cas, on cherche à écarter les valeurs erronées du reste des observations ;

  • le horsain peut refléter un comportement statistique bien particulier. La plupart des lois de probabilités décroissent très rapidement, ce qui implique que les valeurs extrêmes se produisent très rarement. Certaines lois comme la loi de Zipf (qui décrit la fréquence à laquelle on rencontre le même mot dans un texte) ont des taux de décroissance lents, ce qui signifie que des valeurs très grandes peuvent être observées assez fréquemment. Si dans une série de données, l’apparition de horsains est due à la décroissance lente de la distribution de probabilités, alors il faut craindre l’occurrence de phénomènes extrêmes dans un avenir proche ;
  • l’existence d’horsains peut indiquer que l’échantillon d’observations n’est pas tiré selon une même loi de probabilités, mais de deux (ou plusieurs) lois. Par exemple, dans la région cévenole, les fortes précipitations sont généralement dues à des dépressions méditerranéennes alors que les précipitations de plus faible intensité sont générées par des flux océaniques. La distribution empirique des pluies permet de distinguer clairement deux populations de pluies selon le type de perturbation, ce qui explique que dans l’extrapolation des distributions statistiques pour déduire les pluies extrêmes, il ne faille retenir que les pluies d’origine méditerranéenne.

Détecter les horsains et en déterminer la nature est donc très important, en particulier si l’on s’intéresse à la gestion des situations extrêmes ou des crises. Pendant longtemps, l’occurrence de horsains a été considérée comme l’indicateur d’existence de loi de probabilités à décroissance lente pour les phénomènes naturels tels que les précipitations, les ouragans, et les tremblements de terre. Un horsain est donc la manifestation d’un phénomène extrême, qui commence de la même façon qu’un phénomène ordinaire, mais prend ensuite des proportions gigantesques. De ce point de vue, un horsain est donc imprévisible puisque sa dynamique résulte d’un emballement d’un ou plusieurs processus. Dans le milieu économique, une telle théorie a été mise en avant pour expliquer l’explosion des « bulles de spéculation » et l’effondrement des cours boursiers. En biologie, la défaillance du système cardiaque lors d’un infarctus est également vue comme un horsain.

Plus récemment, des scientifiques ont montré que les lois classiques à décroissance lente ne permettaient pas de décrire complètement le comportement de séries de données telles que la taille (en nombre d’habitants) des grandes villes, les tremblements de terre le long de grandes failles, ou la vitesse d’un écoulement turbulent. Un exemple célèbre est celui de la répartition des richesses au sein de la population. Ainsi, au Royaume-Uni, si on étudie la fortune par habitant, on obtient une loi de probabilités dite « loi puissance », qui décrit parfaitement les données sauf une : la fortune de la reine d’Angleterre, qui dépasse de loin toutes celles de ses concitoyens. L’exemple n’est pas unique. Des physiciens comme Didier Sornette de l’ETHZ ont donc suggéré d’appeler de tels horsains des « dragons-rois ». Ces horsains sont donc des phénomènes dont l’intensité dépasse ce qui est vu ordinairement. S’ils sont « extra-ordinaires », ils ont toutefois leur propre logique, ce qui les rend prévisibles. C’est ainsi que si l’on applique ce concept à la bourse, il serait possible de prévoir l’effondrement des cours dès que des signes précurseurs ont été détectés. On comprend tout l’intérêt qu’une telle théorie peut susciter chez beaucoup de personnes.

Et les avalanches ?

Le comportement statistique des avalanches est un sujet important non seulement sur le plan scientifique, mais aussi pratique. En effet, la plupart des cartes de risque en Europe sont fondées sur une partition de l’espace en fonction de la fréquence et de l’intensité des phénomènes. Si la collecte des données a commencé il y a plus d’un siècle en France et en Suisse, il a fallu attendre les années 1980 pour voir les premières études statistiques sur le comportement des avalanches extrêmes. En 1982, Paul Fohn et Roland Meister montraient ainsi que pour le couloir de Salezertobel à Davos, les distances d’arrêt des avalanches étaient distribuées selon une loi de Gumbel. Ce type d’études sur un couloir particulier reste assez rare car il est difficile de trouver des sites pour lesquels on a de longues séries de données et une information fiable et précise. Pour contourner cette difficulté, des chercheurs ont régionalisé les données en regroupant dans une même série des informations provenant de plusieurs couloirs d’un même massif. C’est ainsi que Dave McClung trouva que la loi de Gumbel décrivait correctement les distances d’arrêt en Colombie britannique (Canada) alors que pour l’Islande, Chris Keylock conclut que la distance d’arrêt était distribuée selon une loi de Fréchet, c’est-à-dire qu’il existait un seuil maximal que les avalanches ne dépassaient pas. Aucune étude statistique n’a mis en évidence des avalanches qui seraient des « dragons-rois ».

Une alternative aux modèles statistiques est constituée par les modèles dynamiques, qui permettent de calculer les caractéristiques des avalanches en résolvant des équations de la physique. Un modèle populaire est le modèle Voellmy-Salm-Gubler, implémenté dans les directives suisses de calcul des avalanches depuis 1990 (il est actuellement employé dans le modèle RAMMS commercialisé par l’institut SLF de Davos). Dans ce modèle, les avalanches extrêmes sont générées par des chutes de neige extrêmes (avalanches et accroissements du manteau neigeux sont donc supposés avoir la même période de retour). Dans ce cadre, une chute de neige exceptionnelle est donc éventuellement capable de produire une avalanche « dragon-roi ».

Enfin plus récemment, une troisième approche a émergé. On peut la qualifier d’approche stochastique ou conceptuelle. Elle consiste à mélanger des outils statistiques et des modèles dynamiques pour simuler les avalanches. Des exemples sont donnés par les modèles stochastiques de Maurice Meunier ou Nicolas Eckert au Cemagref. Comme ces modèles se servent des données historiques existantes pour caler les paramètres internes, ils ne peuvent généralement pas prédire de phénomènes qui se démarqueraient des événements historiques connus.

Sur le plan théorique, il existe donc peu d’outils pour étudier ou prédire les horsains. Est-ce à dire qu’en pratique, le concept n’a que peu d’intérêt ? Ou bien qu’il n’y a pas
suffisamment de preuves en faveur de leur existence ?

Concept actuel des avalanches extrêmes

La vision traditionnelle est que les avalanches extrêmes sont consécutives à des chutes de neige extrêmes. Certes, on reconnaît aussi que des circonstances tout autres peuvent amener à des avalanches exceptionnelles (avalanche due au redoux, avalanche retardée, etc.), mais l’idée généralement admise est que ce sont les chutes de neige qui expliquent le caractère exceptionnel des avalanches. Il est très facile de trouver des exemples ou de fortes chutes de neige ont causé des avalanches de très grande ampleur. Par exemple, en mars 1914, les fortes chutes de neige (2 m en 48 h à Argentière, 90 cm à Chamonix) ont causé une crue avalancheuse exceptionnelle, qui a causé des dommages très importants aux bâtiments et forêts de la vallée de Chamonix. La photographie 1 montre une vue des Frasses et la forêt dominant les Planards (avec les Aiguilles de Chamonix en arrière-plan), dévastée par plusieurs avalanches le 26 mars 1914.

On peut toutefois aussi trouver des exemples où des avalanches de grande ampleur ont été consécutives à des précipitations qui n’avaient pas de caractère exceptionnel. Par exemple, l’avalanche du Péclerey qui fit 12 morts à Montroc (Chamonix-Mont-Blanc) en février 1999 s’est produite à la suite d’une chute de neige certes importante, mais pas exceptionnelle (la période de retour était de 5 ans). Le caractère exceptionnel s’explique essentiellement par une combinaison de facteurs défavorables (manteau neigeux peu consolidé à la suite de la longue période anticyclonique, transport de neige par le vent, température très froide, etc.). Comme dans tout système physique complexe, un phénomène exceptionnel peut être le résultat d’un malheureux concours de circonstances sans qu’aucun des processus impliqués (pris individuellement) ne revête de caractère exceptionnel. Il est donc intéressant d’examiner les raisons pour lesquelles certaines avalanches ont eu un caractère réellement « extra-ordinaire ».




Figure 1 : le versant boisé dominant les Planards et le hameau des Frasses à Chamonix, dévasté par les avalanches du 26 mars 1914. Cliché G. Tairraz du 27 mars 1914 (fonds
RTM de la Haute-Savoie).


À la recherche des dragons-rois

En examinant les archives, on trouve plusieurs récits d’avalanches de très grande ampleur, dont l’analyse permet de dégager quelques mécanismes généraux qui expliquent le caractère extraordinaire des événements. On peut citer les mécanismes suivants (la liste n’est pas exhaustive) :

  • La rugosité du terrain naturel est un paramètre qui influence grandement la dissipation d’énergie d’une avalanche. Le manteau neigeux adoucit souvent les irrégularités locales du terrain lorsque leur taille ne dépasse pas le mètre. Les macro-rugosités (blocs rocheux, coudes dans les couloirs, troncs d’arbre, etc.) exercent une résistance assez forte aux écoulements d’avalanche quelle que soit l’épaisseur du manteau neigeux, mais cette résistance peut diminuer significativement si le terrain est lissé par une avalanche antérieure ou bien par l’avalanche elle-même au cours de son écoulement (ce qui nécessite qu’elle mobilise un très grande volume de neige). Un exemple est donné par l’avalanche de mars 1923 à Tours-en-Savoie. L’abbé Gex en a fait un descriptif assez détaillé dans la Revue de Géographie Alpine ; l’avalanche aurait quasiment atteint les rives de l’Isère (350 m d’altitude) et formé des dépôts dont le volume dépasserait le million de mètres cubes. Si on applique le modèle de Voellmy pour calculer une telle avalanche, il faut prendre une valeur de frottement bien plus faible que le seuil communément admis, ce qui montre le caractère prodigieux de la distance parcourue par cette avalanche. La photographie 2 montre le site après une avalanche en 1999, qui est arrivée jusqu’au cône de déjection de Tours-en-Savoie. La langue de dépôt avait été arrêtée par une digue de protection torrentielle.
  • La trajectoire d’une avalanche est généralement dictée par le relief. Naturellement, si la vitesse est grande, les effets inertiels (dus aux forces centrifuges) peuvent donner des trajectoires quelque peu différentes. Il existe toutefois des circonstances où une avalanche peut sauter d’un couloir à un autre et prendre une direction radicalement différente. Un exemple est donné par l’avalanche du Péclerey, qui part sous le Bec du Lachat (2572 m d’altitude), puis prend la direction du Tour. En février 1999, elle a pris une direction très différente au niveau de l’ancien alpage appelé « montagne de Péclerey », en se dirigeant vers Montroc. Cette zone est constituée d’un relief moutonné à pente douce, qui est généralement peu favorable à un écoulement d’avalanche. En 1999, l’avalanche parvint à franchir cet obstacle, non sans perdre beaucoup de son volume et de son énergie. Arrivée vers 1900 m, l’avalanche a rencontré des pentes beaucoup plus soutenues et un manteau neigeux peu consolidé, deux facteurs qui expliquent l’accélération vigoureuse qu’elle a connue avant de balayer 20 maisons situées sur la rive opposée de l’Arve, à Montroc. La photographie 3 montre une vue du site avec les deux trajectoires d’avalanches issues du Bec du Lachat.




    Figure 2 : le site du Péclerey avec les deux trajectoires des avalanches partant sous le Bec du Lachat.

  • L’arrêt d’une avalanche est conditionné par une multitude de facteurs, dont la topographie locale, les propriétés mécaniques de la neige, et le volume de l’avalanche. Généralement, la forme et la localisation des dépôts peuvent être plus ou moins précisément prédites par le modèles ou à dire d’expert. Cependant, certaines avalanches ont formé des dépôts, dont l’extension était difficilement prévisible. C’est le cas par exemple lorsque plusieurs avalanches se produisent et modifient la topographie locale, par exemple en remplissant le lit d’un torrent ou le volume de stockage d’une digue paravalanche. Un exemple est donné par l’avalanche du 23 février 1999 à Geschinen (vallée de Conches, Suisse). En deux jours, trois avalanches de grande ampleur se sont produites. La première avalanche fut vraisemblablement un puissant aérosol, qui atteint le Rhône. Dans sa zone de départ, l’avalanche vida également un lac naturel, dont les eaux contribuèrent à fortement humidifier le manteau neigeux composé de neige sèche et froide. Les deux avalanches suivantes mobilisèrent de la neige humide. Le dépôt épais et massif de la seconde avalanche agit comme une étrave en scindant la troisième avalanche en deux branches, dont l’une vint buter contre la digue haute d’environ 7 m protégeant Geschinen. Cette digue se révéla insuffisante à contenir plusieurs langues d’avalanche. Une partie de la neige déborda, entra dans une maison attenante, et y tua une personne. La photographie 4 montre une vue aérienne de Geschinen et des trois dépôts d’avalanche.



    Figure 3 : avalanche du Saint-Clément à Tours-en-Savoie (Savoie) en février 1999. Cliché de Stéphane Roudnistka (RTM de Savoie). L’avalanche partie dans le large versant ouest sous la Grande Journée et l’épaule sud du mont Mirantin s’est écoulée le long du lit encaissé du Saint-Clément avant d’être immobilisée dans la vaste plage de dépôt torrentiel.

  • La forêt est historiquement reconnue comme un obstacle efficace contre les avalanches en empêchant leur départ et/ou freinant leur propagation. Il existe toutefois de nombreux exemples de forêts balayées par des avalanches. C’est le cas par exemple d’un des hameaux de Saint-Étienne-de-Cuines, dont les habitants se croyaient protéger des avalanches par l’importante forêt qui s’étendait de la plaine de la Maurienne jusqu’aux abords du mont Cuchet, un sommet à l’allure débonnaire et à l’altitude modeste. Pourtant, en janvier 1981, une avalanche partie du Cuchet dévasta la forêt (qui avait été entaillée déjà par des avalanches en février 1978) et tua deux personnes, qui avaient refusé l’évacuation. La photographie 5 montre une vue actuelle du hameau du Tremble et de la forêt sous le mont Cuchet, où le passage des avalanches de 1981 sont encore bien visibles.



Figures 4 et 5 : vue aérienne de Geschinen (gauche) [Office fédéral de la Topographie] et du mont Cuchet (droite). À Geschinen, la première avalanche (vraisemblablement
sous forme d’un aérosol) a formé un dépôt diffus, étendu, et peu épais (enveloppe délimitée par le tireté rouge). La seconde avalanche s’est arrêtée brutalement à l’amont du cône de
déjection (enveloppe délimitée par le tireté vert). La troisième avalanche s’est scindée en deux branches (signalées par une flèche bleue), dont l’une a touché le village malgré la
digue paravalanche. Le hameau du Tremble à Saint-Étienne-de-Cuines a été touché en janvier 1981 par des avalanches issues du mont Cuchet.


Le caractère remarquable de ces avalanches réside dans leur capacité à modifier le système physique dans lequel elles évoluaient. Qu’ils soient statistiques ou dynamiques, les modèles d’avalanches considèrent toujours qu’une avalanche est un écoulement de neige qui s’écoule dans un site bien défini. Il existe des conditions, que le physicien appelle « conditions aux limites » qui décrivent les contraintes auxquelles sont soumises les avalanches : la rugosité du fond, la pente locale, la possibilité d’entraîner de la neige en érodant le manteau neigeux, etc… Ces conditions sont fixées et indépendantes des avalanches… sauf pour les avalanches « dragons-rois », qui sont suffisamment importantes pour modifier les conditions aux limites. Pour illustrer cela avec une image, on peut comparer les avalanches à des joueurs de cartes. La plupart des joueurs respectent les règles, leur gains sont donc prévisibles et limités, mais il existe des joueurs, qui au cours d’une partie, vont modifier les règles du jeu, avec à la clé des gains très élevés. Ces nouvelles règles ne sont toutefois par arbitraires ; elles obéissent simplement à une logique différente des règles usuelles.

Quelles conséquences pour le zonage d’avalanche ?

Le principal intérêt du concept des dragons-rois est de jeter un éclairage nouveau sur les valeurs extrêmes en les distinguant selon leurs origines.
Appliqué aux avalanches, ce concept énonce deux choses :

  • il existe des avalanches extrêmes, dont les caractéristiques sont, d’un point de vue statistique, en continuité avec les phénomènes ordinaires et rares que connaît le site étudié. Il est raisonnable de penser que la plupart des modèles actuels (statistiques ou dynamiques) peuvent en calculer les caractéristiques à partir de la connaissance de l’activité avalancheuse passée du site ou bien par comparaison avec des sites similaires ;
  • il existe des avalanches extrêmes, dont les caractéristiques se démarquent nettement des avalanches connues sur le site étudié. Ces avalanches constituent une population à part et il est peu probable que la connaissance de l’historique du site permette de fournir une image correcte de leur dynamique. Il faut au contraire imaginer les scénarios analysant les différentes façons dont des avalanches pourraient s’affranchir des conditions aux limites imposées par le site pour imposer leurs propres conditions. Il ne s’agit pas toutefois de laisser libre cours à des élucubrations. Les processus qui permettent à une avalanche de s’affranchir des « règles du jeu » sont peu nombreux et ne peuvent sans doute pas se produire sur tous les sites. Ce sont de nouvelles règles qui émergent, non l’absence de règles.