Hôpitaux de Saint-Hilaire-du-Touvet : perspective personnelle sur un fiasco en termes d’aménagement du territoire

Saint-Hilaire du Touvet, petite commune au-dessus de Grenoble, accueillait depuis les années 1930, trois établissements hospitaliers pour la rééducation et le soin de longue durée (sanatorium). En 2009, après plusieurs années de discussions, tombait la décision finale d’abandon de l’activité hospitalière (et son déménagement dans la vallée de l’Isère en contrebas).

La raison la plus couramment évoquée était le risque d’avalanche, jugé trop sérieux pour maintenir une activité pérenne. Une meilleure gestion de l’outil hospitalier semble aussi avoir été un élément-clé de la décision pour l’agence régionale de l’hospitalisation (ARH) ; à la clé, il y avait notamment la réduction du flux de malades et de personnels soignants entre les hôpitaux de la plaine grenobloise et ceux de Saint-Hilaire-du-Touvet, et donc des coûts moindres pour l’ARH. Pour une grande partie du personnel soignant, qui résidait sur place, la décision était catastrophique. Sur le plan de l’aménagement du territoire, le regroupement de l’activité hospitalière dans la cuvette grenobloise n’est pas sans poser de questions : avait-on intérêt à concentrer les activités à Grenoble, ville congestionnée, connue aussi pour sa pollution et non dépourvue de risques (risque sismique, inondation, risques industriels, etc.) et à supprimer des emplois à la périphérie de l’agglomération ?

J’ai eu la désagréable surprise de voir mon étude citée comme étant l’élément détonateur de la décision de fermeture des établissements de Saint-Hilaire-du-Touvet. Je donne ici mon point de vue d’acteur sur ce que je considère être un fiasco en termes d’aménagement du territoire. L’article ne se prétend pas être impartial. Il ne donne pas une vue complète de la problématique. Je ne fais que témoigner de ce dont j’ai eu connaissance au cours de mon travail (1998-2001) et de ce qui s’est passé en parallèle.




Photographie 1. Les établissements hospitaliers de Saint-Hilaire-du-Touvet en octobre 1998. Source : Christophe Ancey.




Photographie 2. Les établissements hospitaliers de Saint-Hilaire-du-Touvet en octobre 1998 vus depuis les râteliers. Source : Christophe Ancey.




Photographie 3. Le plateau de Saint-Hilaire-du-Touvet en février 1999. Source : Météo France.




Photographie 4. La Dent de Crolles au-dessus de Saint-Hilaire-du-Touvet et les zones de départ d’avalanches le 8 février 1999. Source : Météo France.

Historique

Les trois établissements hospitaliers de Saint-Hilaire se trouvent dans une zone avalancheuse. Placés sous une forêt mixte de feuillus et de résineux, ils ont longtemps été protégés des avalanches. Ainsi, le bâtiment central construit dans les années 30 n’aurait été touché la première fois qu’en 1968, puis à plusieurs reprises depuis. Il n’y a pas de renseignement très précis sur les avalanches du site avant cette date (hormis deux avalanches en 1853 et 1699).

Date

Couloir

(EPA)

Zone de
départ

Zone d’arrêt

Nature

Caractéristiques
du manteau neigeux

Conditions
météorologiques

1853

5

1800

990

7/01/68

5

1800

1140

coulante

neige humide

pluie, neige, redoux

12/01/68

5

1800

1100

coulante

neige humide à sèche

60 cm de neige cumulés sur 3 j

mauvais temps, froid

5/03/70

5

2000

1150

id.

neige sèche

100 cm de neige cumulés sur 3 j

mauvais temps, vent de NE, fortes chutes de neige

5/03/70

6

1750

1150

id.

id.

id.

2/02/78

6

1450

1100

aérosol

neige sèche à humide

120 cm de neige cumulés sur 3 j

redoux après fortes chutes de neige (durant les
chutes passe de SE à N)

2/02/78

7

1750

1300

id.

id.

id.

2/02/78

11

1750

1260

id.

id.

id.

18/01/81

5

1750

1050

mixte

neige plutôt sèche

100 cm de neige cumulés sur 3 j

mauvais temps, vent fort d’ouest à nord-ouest

16/02/83

6

1700

1450

aérosol

neige sèche

redoux succédant à une période de beau temps froid

18/02/83

7

1750

1400

coulante

neige fraîche

redoux

18/02/83

11

1750

1400

id.

id.

id.

5/02/84

7

1800

1500

coulante

neige humide

redoux après faibles chutes de neige

6/03/86

11

1750

1350

coulante

neige humide

alternance froid/ redoux sans chute de neige
significative depuis 15 jours

18/03/88

6

1750

1350

coulante

neige humide

redoux et pluie

18/03/88

7

1750

1500

id.

id.

id.

18/03/88

11

1750

1350

id.

id.

id.

4/04/88

5

1600

1200

coulante

neige
humide

redoux

4/04/88

6

1750

1350

id.

id.

id.

4/04/88

11

1750

1350

id.

id.

id.

21/12/91

5

1700

1450

coulante

neige très humide

redoux brutal accompagné de pluie


Protection paravalanche

A la suite des avalanches de 1968 et 1970, des travaux ont été entamés pour protéger les bâtiments. L’exemple de Saint-Hilaire-du-Touvet est par ailleurs très significatif des progrès réalisés en matière de protection paravalanche et de l’évolution de la doctrine.

Un bref historique des travaux paravalanches

Les premières années (69-75) ont été consacrées à des travaux de modification du sol par la réalisation de banquettes larges puis étroites censées freiner la reptation de la neige ; les banquettes larges se sont révélées d’une efficacité faible et ont entraîné par ailleurs d’autres nuisances (érosion). Des plates-formes et des étraves, dont le rôle paravalanche n’apparaît pas clairement aujourd’hui, ont également été disposées dans la partie haute du site.

Dès 1975, ce sont les techniques fondées sur des terrassements de banquettes étroites associés à des actions de reboisement, qui ont été mises au goût du jour. Ainsi, entre 1975 et 1980, ce sont quelque 28 000 mètres linéaires de terrasse et 66 000 plants (principalement des pins à crochets) qui ont été disposés sur le site. Compte tenu de l’altitude, de la raideur des pentes, et du sol qui ralentissent le développement des plants, les actions de reboisement ne peuvent porter leurs fruits que sur le long terme (20 à 50 ans).

Les avalanches de 1978 ont montré que ces mesures étaient encore insuffisantes à prévenir le déclenchement d’avalanches. A la stratégie de défense active (il s’agit de lutter contre le départ d’avalanche) est venue se superposer en 1981 une stratégie de protection passive : par la construction d’ouvrages en remblai (tas freineurs, digue d’arrêt), on a cherché à freiner puis arrêter les avalanches avant qu’elles n’atteignent les bâtiments.

Là encore, les avalanches de 1981 ont montré qu’un tel dispositif de protection rapprochée n’était pas encore suffisant. De nouvelles techniques de défense active ont alors été mises en œuvre entre 1981 et 1984, puis entre 1987 et 1989 : il s’agissait de retenir le manteau neigeux à l’aide d’ouvrages de soutien (râteliers, claies, filets) et de modifier la répartition des suraccumulations (dépôts de neige par le vent) à l’aide d’ouvrages à vent (toit-buse). Enfin, 54 000 plants sont venus compléter les zones reboisées.

Bilan de la protection en place

Le reboisement couvrant à l’heure actuelle un peu de moins de 40 ha commence à porter ses fruits en contribuant à fixer le manteau neigeux. Rappelons en quoi consiste le rôle de la forêt dans le maintien du manteau neigeux. La première condition est qu’elle recouvre entièrement la zone d’accumulation du site ; son efficacité peut être illusoire lorsqu’elle ne recouvre qu’une partie de la zone d’accumulation. Ainsi, il n’est pas rare que des avalanches rasent des forêts (comme l’avalanche de l’aiguillette des Houches en janvier 1984 ou l’avalanche de Saint-Étienne-de-Cuines qui à deux reprises, en février 1978 et janvier 1981, a entaillé une forêt dense) ou s’écoulent à travers elles (comme l’avalanche du Rocher du Midi à Saint-Hilaire en février 1978) alors même que la zone d’accumulation était en large partie boisée. Le rôle de protection de la forêt passe par sa capacité à fixer le manteau neigeux. Cette capacité est très liée à la nature des essences et des structures du peuplement. Seule une forêt dense d’arbres à aiguilles persistantes (épicéa, sapin, etc.) permet de fixer le manteau neigeux d’une part en retenant la neige lors de sa chute (fonction du houppier, qui accélère la métamorphose de la neige accumulée sur les branches) et d’autre part parce que la neige tombant en masse des branches agit sur le manteau neigeux comme un poinçon. La micro-ambiance existant au sein d’une forêt dense implique une évolution tout différente du manteau neigeux par rapport à une zone à découvert : il est par exemple rare de trouver du givre de surface. Si la forêt est composée d’arbres à feuilles ou à aiguilles caduques (comme les mélèzes) ou si elle est clairsemée, le risque existe toujours même s’il demeure faible. Enfin, la forêt tient un rôle efficace de barrière à neige naturelle : le transport de neige par le vent y est en effet très limité voire inexistant.

A moyen terme (dix à vingt ans), le reboisement peut contribuer davantage encore à prévenir le départ d’avalanches. Comme pour les ouvrages de génie civil, son efficacité dépendra de son entretien. Que des trouées (chablis, orée amont en régression, érosion au niveau d’un layon, etc.) se forment et en une à deux avalanches, une partie de la forêt pourra être détruite. Son efficacité serait sans doute nettement meilleure si le reboisement couvrait l’intégralité du site, y compris les vires supérieures (soit de l’ordre de 3 à 5 hectares dans la partie supérieure du site). Compte tenu du sol, du relief, de l’altitude, et de l’orientation du site, il est semble difficilement envisageable de reboiser entièrement toute la zone d’accumulation.




Photographie 5. Étrave en gabions sous les Rochers du Midi en octobre 1998. Source : Christophe Ancey.




Photographie 6. Râteliers dégradés et laissés sans entretien (octobre 1998). Source : Christophe Ancey.




Photographie 7. Le plateau de Saint-Hilaire-du-Touvet en février 1999 (survol du 12 février 1999). Source : Météo France.


Rapports d’expertise sur les avalanches

Je relate ici les éléments à ma connaissance. N’ayant participé à l’étude que 1998 à 2001, je n’ai pas une vue complète du dossier.

Étude de 1996

Une première étude a été rendue en 1996 par le Cemagref. De ce que j’en sais, elle avait été commanditée par le service RTM pour le compte de la commune à la suite d’une demande de permis de construire qui avait été refusée. La préfecture de l’Isère (via le service RTM) souhaitait faire un point complet sur le risque d’avalanche avant d’autoriser une extension de bâtiment. Cette étude a été réalisée par François Rapin un ingénieur du Cemagref avec l’aide du technicien local du service RTM. Cette étude est importante car c’est elle qui a fourni une première image du danger d’avalanche au droit des bâtiments. Le tableau 2 fournit les valeurs données dans ce rapport et quelques valeurs guides qui permettent de comprendre la signification des chiffres (on se reportera utilement au guide de l’architecte Marc Givry Construire en montagne pour de plus amples informations). Il est important de noter que :

  • ces valeurs n’ont plus été reconsidérées par la suite. (Dans mon rapport remis en 1999, je les ai reportées intégralement sans les commenter. Il est en effet délicat pour un organisme de publier à peu de temps d’intervalles des valeurs contradictoires.) Ce sont donc elles qui ont servi par la suite à fixer le niveau de vulnérabilité des bâtiments ;
  • ces valeurs ont été estimées à dires d’expert sans calcul numérique (calcul de dynamique des avalanches, méthode statistique) ;
  • les deux personnes en charge du dossier étaient un technicien forestier et un ingénieur des travaux ruraux de Strasbourg. Si elles avaient un bon bagage et une connaissance naturaliste des avalanches, elles n’étaient pas des experts en dynamique des avalanches.

 

Pression en l’absence de protection

 

Pression d’impact

Établissements hospitaliers

(zones numérotées depuis le sud)

normale

latérale

hauteur d’application

résiduelle

 

1

faible

faible

très faible

 

2

faible

faible

très faible

 

3

faible

faible

très faible

Étudiants

4

10

3

1

5

 

5

30

10

1 et 2

5

 

6

20

7

1

5

 

7

40

13

1 et 2

10

CMUD

 

25

8

le 3

10

 

8

50

17

1 et 2

20

 

 

30

10

le 3

20

Buanderie

9

“galerie”

faible

façade aval

(Bâtiment supprimé)

 

10

50

17

1 et 2

20

 

 

30

10

le 3

20

 

11

40

13

-1, 1 et 2

10

 

12a

40

13

-1, 1 et 2

10

CMC les
petites Roches

 

25

8

le 3

10

 

12b

40

13

-1, 1 et 2

10

 

12c

20

7

1

5

 

 

10

3

1 et 2

5

 

12 d

40

13

1

5

 

14

10

4

1

5

 

15

10

4

1

faible

Rocheplane

16

40

4

1

5

 

17

faible

faible

très faible

 

18

faible

faible

très faible

 

19

faible

faible

très faible

Tableau 2 :
Récapitulatif des pressions d’impact subies par les bâtiments pour le scénario
de référence en l’absence d’ouvrages de défense. Valeurs tirées du premier
rapport d’expertise du Cemagref (1996). Les hauteurs d’application font
référence aux niveaux des étages. Les numéros de secteur sont reportés aux parties
de bâtiments correspondantes sur le plan III. Pour donner une idée des forces
d’impact, une pression de 2 kPa peut détruire une vitre, 5 kPa défoncer une
porte, 30 kPa détruire les structures en bois (charpente notamment). Des dégâts
importants sur des structures en maçonnerie peuvent intervenir pour des
pressions inférieures à 100 kPa.

Étude de 1999

L’étude de 1996 portait sur une description des avalanches (l’aléa selon la terminologie administrative française). Elle aurait dû être suivie d’une seconde étude consacrée aux moyens de protection. Ce second volet devait également comporter une étude numérique détaillée des avalanches (par le numéricien du Cemagref). Les mois se succédèrent et la seconde étude tardait à être remise à la commune, ce qui ne cessait d’irriter le service RTM. Le chargé d’études du Cemagref évoquait une surcharge de travail administratif et sa solitude dans le dossier pour ne pas remettre son étude.

En octobre 1998, François Lacroix, le chef de la division Nivologie du Cemagref (division qui était en train de devenir l’unité « Erosion Torrention Neige et Avalanches » que l’on connaît aujourd’hui), me demandait de reprendre le dossier en main. La situation était pour moi un peu délicate. Je venais tout juste d’être embauché au Cemagref (avril 1998) comme chargé de recherches (le Cemagref dépendait de deux ministères de tutelle : la Recherche et l’Agriculture, donc deux corps de fonctionnaires, et deux missions différentes) et à ce titre, il n’entrait pas dans mes missions de piloter des études d’ingénierie (l’évaluation des chercheurs se fait sur la base de leurs articles dans les revues scientifiques non sur ce qu’ils font à côté de leur recherche). En outre j’avais créé l’année précédente avec Claude Charlier mon activité d’ingénieur conseil (au titre de la loi de 1936, les chercheurs sont autorisés à avoir une activité rémunérée d’enseignement et de conseil en dehors de leur mission de recherche) et il n’était guère opportun de mélanger les genres en faisant de l’ingénierie au Cemagref. Toutefois, malgré mes réserves et devant l’insistance du chef de la division Nivologie, j’acceptai de reprendre cette étude en main. Mi-octobre 1998, Jean-Pierre Requillart le chef du service RTM de l’Isère entérinait le changement de pilotage. Je me mis aussitôt au travail et rendis une première ébauche de rapport en janvier 1999 au service RTM.

En février 1999, une avalanche balaya 20 chalets à Montroc dans la vallée de Chamonix, tuant 12 personnes. La psychose régnait. Une réunion se tint à la préfecture pour savoir que faire pour assurer la protection des personnes non seulement dans les bâtiments, mais également sur les voies de circulation. À la demande du RTM, je participai à la réunion avec mon collègue Jacques Villecrose de Météo-France. Lors de cette première réunion participait également le tout nouveau chef de la division Nivologie Laurent Bélanger, arrivé le 1er février tandis que François Lacroix était nommé chef de département à la direction générale du Cemagref. Dès sa première participation, mon nouveau chef se laissa aller à quelques avis bien tranchés devant les personnes réunies à la préfecture. C’était en quelque sorte sa marque de fabrique : émettre des avis catégoriques sur des sujets qu’il ne maîtrisait pas… ce qui m’a obligé à jouer à l’équilibriste (ne pas désavouer le chef en public, tout en réduisant la portée de ses propos malheureux).

Au printemps et durant l’été 1999, le rapport subit plusieurs modifications au fil des remarques en interne ou émanant du RTM. Une épine du dossier était l’incohérence entre les avalanches calculées pour mon rapport et le tableau des efforts de l’étude de 1996, que je reprenais tels quels dans ma nouvelle étude. Le chef du RTM Jean-Pierre Requillart n’en semblait guère dupe et ne cessait de pointer ce point. Le délégué national Jean-Claude Charry donna son feu vert en septembre 1999 et le rapport fut envoyé à la commune. Une réunion de présentation devant la commune et les directions des établissements hospitaliers eut lieu fin octobre 1999.

Les suites de l’étude de 1999

En mars 2000, la direction générale (le président du Conseil d’administration Jean-François Carrez et le directeur général Patrick Lavarde) faisait une visite de deux jours du site de Grenoble. Le chef de division Bélanger souhait montrer le site de l’Alpe d’Huez (étude du transport de neige par le vent), mais également le site de Saint-Hilaire-du-Touvet compte tenu de l’importance de l’enjeu. On organisa donc une réunion à la mairie avec les gens de la commune, où la situation fut exposée et discutée. Laurent Bélanger voulait absolument écrire une lettre de porté à connaissance à l’attention du préfet de l’Isère et sous couvert du président du conseil d’administration du Cemagref. Cette lettre peignait de façon très pessimiste la situation du risque d’avalanche. La direction générale demanda un avis au chef de département, qui me demanda mon avis. J’écrivis un long message pour justifier le caractère déraisonnable de ce courrier (il ne fallait pas faire de Saint-Hilaire un nouveau Séchilienne) et j’alertai ma direction des conflits d’intérêts. En effet, ce même mois de mars, j’avais été approché par des représentants du personnel soit par téléphone, soit directement. De façon étrange, le rapport ne leur avait pas été transmis et seule une page (dont je n’étais pas l’auteur et qui ne reflétait pas le contenu du rapport) circulait. S’il m’était impossible de leur transmettre une copie du rapport (seul le commanditaire peut l’autoriser), je pouvais leur en donner les grandes lignes. J’attache le mémo que j’ai adressé fin mars à la direction du Cemagref après ma rencontre de deux médecins du CMC.

En avril 2000, je rencontrai Monsieur Macary, ancien médecin chef de l’hôpital de Rocheplane et membre du conseil d’administration de cet hôpital. Il était partisan d’une délocalisation partielle, voire totale, des hôpitaux car selon lui de multiples problèmes (dont la coordination avec les
deux autres établissements) ne permettaient pas d’aboutir à une solution globale. Il m’indiqua également que dans un premier temps, le conseil
d’administration auquel il appartenait était resté incrédule face aux conclusions du rapport et l’existence d’un risque d’avalanche sur les bâtiments. Toutefois, comme il travaillait là bas depuis la fin des années 1950, il avait souvenir des périodes de crise (1968, 1970) et le rapport contenait suffisamment d’éléments historiques qui étayaient nos dires.

En mai 2000, se tint une nouvelle réunion à la préfecture de l’Isère. Le préfet avait décidé de ne pas associer les représentants du personnel à cette première réunion. Le préfet convoqua donc le directeur de l’agence régionale hospitalière (ARH), le DDE, le DDASS et le RTM représentant le DDAF. Les services de l’Etat (donc en l’occurrence le RTM) se prononçaient pour

  • retenir la solution de protection intermédiaire (optimisation du coût/niveau de protection)
  • laisser la possibilité au maître d’ouvrage de retenir un niveau de protection plus élevé.

Le ministère de l’Environnement (DPPR) n’a pas émis d’avis ou de recommandation.
Le RTM a demandé à un avis sur la solidité du CMC en cas d’impact d’avalanche au bureau BETREC, qui était assez pessimiste :

  • le mur extérieur était en maçonnerie relativement mince. Il était séparé (par un vide)
    de la paroi intérieure, qui était non structurante (simple enduit) : l’épaisseur totale (de plusieurs dizaines de centimètres) était donc
    trompeuse ;

  • il y avait peu de murs de refend structurants (murs perpendiculaires à la paroi exposée aux avalanches) : même
    si la façade tenait des efforts verticaux importants, elle était peu à même de résister à un effort horizontal même peu important.

Pour BETREC, il y avait donc un risque d’écroulement en cas de grosses avalanches touchant le CMC. Cet avis fut confirmé par le bureau Veritas. Pour ces deux bureaux d’étude, la situation semblait moins préoccupante pour Rocheplane et le CMUD, car moins exposés aux avalanches. Enfin, d’après BETREC, la reprise en sous-œuvre des façades pour résister aux efforts d’avalanche donnés au tableau 2 (avec le respect des nouvelles réglementations anti-sismiques) aboutissait à un montant d’environ 23 MF (3,5 M€).

Le 11 mai 2000, le Dauphiné Libéré publie un article relatant que la Cour régionale des comptes a émis des observations dans son examen de la gestion des établissements publics de Saint-Hilaire-du-Touvet : « La Chambre a relevé le fait que l’établissement est construit en zone
d’avalanche et attire tout spécialement l’attention du conseil
d’administration sur les conclusions du rapport du bureau d’étude BETREC
qui fait lui même suite à un rapport alarmant du Cemagref. »

En juin 2000, Requillart me demanda de participer un soir à une réunion publique en la mairie de Saint-Hilaire-du-Touvet. Avant de partir, j’appris par Laurent Bélanger que la réunion était annulée. J’appelai Requillart, qui me confirma la réunion et me donna rendez-vous dans un troquet sur le plateau pour discuter du dossier. C’était un soir pluvieux et triste. Je rencontrai Requillart et pris un café tout en discutant assez librement. Puis nous partîmes pour la mairie, dont les portes restaient désespérément fermées. À l’évidence la réunion avait bien été annulée, mais le RTM n’en avait pas été tenu informé. Je dois dire que l’instant a été assez pathétique. Il pleuvait dru, on se trouvait bloqué dehors avec nos dossiers à la main… Ce soir-là, j’avais presque pitié de cet ingénieur en chef du GREF, d’allure austère et un peu vieille France, qui semblait avoir été mis hors jeu.

En novembre 2000, se tenait une réunion à la DDASS de Grenoble à propos de Saint-Hilaire-du-Touvet.
Le bureau BETREC fit la présentation de son projet de murs paravalanches de protection rapproché pour traiter le risque résiduel (c’est-à-dire les effets de souffle ou une avalanche débordant le dispositif de protection à l’amont). Le coût de la rénovation atteignant 15 à 18 MF (2 à 2,8 M€).
Le conseil d’administration du CMC refusa cette proposition qui lui semblait biscornue. Selon le RTM, la protection paravalanche s’élèverait à 30 MF (soit 4,5 M€, contre 12 MF annoncés dans mon rapport). Le projet de rénovation des bâtiments comprenait donc les coût suivants :

  • paravalanches : 30 MF ;
  • rénovation des façades : 20MF ;
  • réfection des voiries : 30 MF (aussi)
  • mise à niveau des établissements (sécurité incendie, ascenseur, etc.) : 50 MF.

Soit un coût dont l’ordre de grandeur était de 130 MF (20 M€). Pour bien des personnes présentes, la délocalisation devait s’envisager très fortement, a fortiori car cela s’inscrivait dans la stratégie des établissement, qui était de « descendre dans la vallée, d’ici 7 à 10 ans » (sic).
Nous apprenions que le conseil d’administration du CMUD s’était déjà engagé sur cette voie et que l’établissement de Rocheplane avait une réflexion avancée sur la question (des projets dans les têtes et les cartons). Selon les directeurs des établissements, le coût de construction d’un lit d’hôpital est de 1 MF, soit un coût total de 600 MF pour recréer dans la vallée l’ensemble des lits offerts sur le plateau des Petites Roches.

En mars 2000, j’avais rencontré Philippe Huet et Bernard Glass de la mission interministérielle (inspection générale de l’environnement) qui avait été chargée par le ministère de l’environnement de faire le point sur la catastrophe de Montroc (qui avait fait 12 morts en février 2000). Les membres de cette commission étaient maintenant chargés par le ministère de l’agriculture d’avancer des propositions sur la définition de « l’aléa de référence », en bref, la définition du niveau de danger contre lequel on cherchait à se prémunir dans le cas d’établissements hospitaliers. En janvier 2001, je rencontrai de nouveau l’ingénieur général Philippe Huet. Lors de cette rencontre, qui a été aussi l’occasion de faire le point sur l’évolution du projet, je recevais confirmation que les conseils d’administrations des trois établissements souhaitaient profiter de l’occasion du dossier d’avalanche pour descendre l’activité dans la vallée et se rapprocher du CHU de Grenoble. Si leur motivation était d’ordre économique, des raisons plus personnelles (les trajets incessants que les médecins devaient faire entre le plateau des Petites Roches et la vallée du Grésivaudan) transparaissaient également. Pour appuyer leur demande de délocalisation, des responsables auraient demandé leur mutation, mais le préfet de l’Isère souhaitait tout faire pour les membres des conseils d’administration ne démissionnassent pas. Deux nouvelles réunions étaient programmées, une à Paris, l’autre en préfecture. Devant ce qui devenait une affaire de pocker-menteur, je refusais de participer à ces réunions. Un bras de fer commençait avec mon supérieur direct, Laurent Bélanger, qui souhaitait que le Cemagref continuât de jouer un rôle moteur dans le dossier alors qu’en tant que chargé d’études, je considérais que notre mission était finie depuis longtemps et que nous entrions dans un terrain miné. C’est mon collègue François Rapin, auteur du premier rapport, qui me remplaça. J’appris que le ministère de l’agriculture souhaitait demander une contre-expertise du rapport de septembre 2000 à André Burkard, un ingénieur suisse. Cette nouvelle causa un certain émoi dans notre équipe. Cela avait été ressentie comme une défiance vis-à-vis du Cemagref (alors qu’il s’agissait d’une procédure normale compte tenu des enjeux et du caractère subjectif de toute évaluation d’un danger d’avalanches).

En février 2001, je recevais un appel téléphonique du chef du service RTM Jean-Pierre Requillart. Comme je m’étais retiré du dossier, c’était Laurent Bélanger qui assistait à toutes les réunions, parfois accompagné de François Rapin. Il avait fait des ajouts au rapport. Le RTM était fort courroucé des déclarations à l’emporte-pièce de Bélanger en préfecture. Je lui répondis très franchement que la position de Bélanger ne reflétait en rien celle du Cemagref et de moi-même en tant que chargé d’études. Requillart me rapporta que la sociologue mandatée par le ministère de l’Agriculture avait jugé consternante la forme de notre rapport. Toutefois, il s’avérait qu’elle se référait à des synthèses écrites par Bélanger et non le rapport lui-même.

En avril 2001, Gérard Brugnot, chargé de mission (et ancien patron de la division Nivologie), me transmit le rapport de l’inspection du ministère de l’agriculture, avec notamment l’intitulé de la mission qu’il souhaitait confier à André Burkard (pour la partie avalanche) et à Jean-Pierre Astier (pour la partie ouvrage de protection). À ma connaissance, André Burkard fut missionné en mai 2001, mais à partir de cette date je n’étais plus impliqué dans le dossier.

En septembre 2001, j’apprenais par ma femme, kinésithérapeute au CHU de Grenoble, que la décision de délocalisation des trois établissements du plateau des Petites Roches, aurait été prise. J’appellai Requillart, qui démentait l’information, me déclarant que comme bras droit du préfet en matière de risques, il aurait été tenu au courant (sic). L’image de la réunion annulée de juin 2000 me revient en mémoire.

Épilogue

Pour moi l’affaire s’arrêta là. Tout le monde connaît la suite pour les établissements des Petites Roches. Le cumul des problèmes au Cemagref de Grenoble a coûté à Laurent Bélanger son poste de chef d’unité, un fait rarissime dans l’administration, surtout au sein d’un corps d’État comme celui du GREF. Une grande partie du personnel au Cemagref lui reprochait son comportement, son agitation, son despotisme, etc. et en mai 2001, nous adressâmes une demande de mise à pied à notre direction générale, elle aussi un peu échaudée des affaires grenobloises. Après enquête, le dossier à charge devint suffisamment épais pour que Laurent Bélanger fût contraint à la démission. Comme dans l’administration, on ne vire pas, mais on promeut, ce dernier fut nommé « chargé de mission » au Cemagref et s’occupa de cartes d’avalanches (CLPA).

Les leçons de Saint-Hilaire-du-Touvet

Le dossier de Saint-Hilaire-du-Touvet est intéressant à plus d’un titre :

  • La délocalisation des établissements hospitaliers de Saint-Hilaire-du-Touvet pose le problème de l’évolution de l’aménagement du territoire. Dans l’après guerre, le souci de l’État a été d’équilibrer le développement territorial (la France souffrait alors d’un poids trop important de la région parisienne par rapport aux autres villes) ; le concept « d’aménagement du territoire » faisait son apparition et se matérialisait notamment à travers la DATAR (Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale). À une échelle plus locale, ce principe veut que l’on cherche à développer des centres d’activité en dehors des grandes agglomérations. Au cours de la dernière décennie, la réforme de l’État a été mise en avant, réforme au nom de laquelle il devient nécessaire de concentrer les moyens publics pour faire des économies d’échelle. La redistribution des tribunaux, la fermeture d’écoles, et la réorganisation hospitalière sont des conséquences de cette réforme. Cependant si on comprend aisément que le regroupement de moyens humains et matériels permette des économies immédiates (qui sont quantifiables), on a plus de mal à comprendre la rationalité derrière cette concentration sur le long terme. En effet, avec l’envolée de l’immobilier, les problèmes liés au transport (notamment l’engorgement des réseaux routiers autour des agglomérations de moyenne et grande tailles), aux infrastructures (pour accueillir un flux croissant de personnes : réseau d’eau et d’électricité, routes, collèges, etc.), la concentration des aménagements pose un problème économique certain et occulté (et cela d’autant plus qu’il est difficile à chiffrer). La délocalisation des établissements de Saint-Hilaire-du-Touvet participe à cette fuite en avant : on concentre les moyens hospitaliers dans la cuvette grenobloise (surpeuplée, polluée, engorgée) au nom de la rentabilité économique, mais il est peu clair que le gain économique soit réel au final quand on prend en compte les coûts induits qui ne sont jamais comptabilisés.
  • Depuis les avalanches de 1968, la réflexion sur la protection des établissements hospitaliers de Saint-Hilaire-du-Touvet avait été largement amorcée. Plusieurs tranches de travaux (résumées plus haut) avaient permis de mettre en place une protection sur la base d’un financement public (subvention de l’État). On peut comprendre que le coût de tels travaux aille au-delà de la capacité d’une petite commune (qui ne percevait pas de taxes professionnelles des établissements hospitaliers). Pour assurer l’entretien du dispositif, une taxe sur les nuitées fut instaurée. De mémoire, je crois que cette taxe de séjour s’élevait à 1 Fr./nuit/patient. Avec un remplissage moyen (disons de 50 %), cela revient à une somme annuelle de 109500 Fr./an (soit 16’700 €). En 30 ans (disons 1980-2010) et avec une inflation moyenne de 2 %, ces taxes auraient dû ramené environ 4’460’000 Fr. soit 680’000 €. C’est une somme confortable pour rénover un dispositif composé de filets et râteliers. Assez étrangement, à la suite de mon rapport de 1999, le RTM avait entrepris de remettre en état les paravalanches (voir photo 6) qui avaient souffert du manque d’entretien (en seulement 20 ans !). Là encore c’est un financement public qui a pris en charge les réparations. Cela pose deux problèmes : à quoi ont été affectées les taxes perçues pour l’entretien des paravalanches ? Pourquoi rénover un dispositif de protection paravalanche alors que la décision de délocalisation avait déjà été prise. Là encore, Saint-Hilaire-du-Touvet est un cas intéressant : comment une commune de montagne peut-elle faire face au coût de la protection contre les dangers naturels de façon pérenne ? Pourquoi les mécanismes conçus pour l’entretien n’ont-ils pas fonctionné (autrement dit quid du détournement des taxes perçues) ? Quelle cohérence dans la programmation des travaux sur des fonds publics quand des décisions contraires sont prises ?
  • On voit à travers cette affaire toute la difficulté à assurer une cohérence de l’action publique quand des décisions (délicates) s’étalent sur plusieurs années (avant d’être prises) et impliquent une multitude d’acteurs. D’une part, on avait le personnel hospitalier (qui vivait essentiellement sur le plateau des Petites Roches, faisant donc vivre une économie locale et une commune), dont l’objectif était majoritairement de maintenir leurs conditions de travail. D’autre part, on avait une institution hospitalière (comprenant des acteurs publics et d’autres privés), dont l’objectif principal était de gérer au mieux une activité de santé à l’échelle régionale et au gré des contraintes sociales et économiques. Au milieu, il y avait non seulement les services de l’État, dont le cabinet de Préfet et les services attachés (RTM, DDASS) dont la mission est d’administrer un territoire compte tenu des contraintes réglementaires et du développement économique, avec au final la nécessité de trancher des questions difficiles, mais également des ingénieurs, dont le métier est de concevoir en fonction des contraintes techniques et économiques. Devant un tel nombre d’acteurs, il est clair qu’aucune décision n’aura pu satisfaire toutes les parties. Pourtant, avec le recul, on peut penser qu’un médiateur externe aux parties aurait été utile (typiquement un sociologue) pour donner plus de transparence et de profondeur aux débats.

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