Reboisement et lutte contre les crues

Au cours du XIXe siècle, les pays européens furent frappés par des crues exceptionnelles avec une fréquence telle que les autorités publiques s’interrogèrent sur les causes de ces catastrophes et les moyens de les prévenir.

En particulier, à au moins deux reprises au cours du XIXe siècle, l’Europe a connu des crues catastrophiques :

  • les inondations de 1840 à 1843 ;

  • les crues de 1856 à 1857.

Ces événements ont poussé les états européens à réagir. En Suisse, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les communautés villageoises géraient de façon autonome leurs forêts. Dès 1803, on voit apparaître les premières lois cantonales, notamment dans le Valais. Dans les années 1850 à 1860, plusieurs hommes politiques et ingénieurs ont travaillé à ce que la Confédération prît en main la question du reboisement comme moyen de lutte contre les crues ; deux professeurs de la toute jeune ETHZ, Elias Landolt et Carl Culmann, remettent plusieurs rapports au Conseil fédéral, suggérant des pistes. Toutefois, dans la première constitution suisse de 1848, la Confédération n’avait aucune compétence en matière de police forestière, qui restait du domaine des cantons. Il faut attendre 1874 pour voir la révision de la constitution (article 24 relatif à la surveillance des eaux et des forêts de montagne) et la création d’un service fédéral forestier calqué sur le modèle des Grisons. En 1876, la première loi fédérale sur la police des forêts entre en vigueur. Elle prévoit l’interdiction des coupes et l’obligation du reboisement dans les forêts de protection. La loi de 1910 complète le cadre réglementaire en mettant en place des subventions fédérales, qui lancèrent une série de grand travaux de protection sur tout le territoire national.

Pendant environ trois décennies (1830 à 1860), l’État français a été tenaillé entre d’un côté les tenants de la politique du reboisement prônée par les administrations et de l’autre les élus locaux soucieux de donner satisfaction aux agriculteurs peu enclins à l’amputation de leur terrain. Les crues du début des années 1840 donnèrent l’impulsion à une réflexion plus approfondie sur les moyens de lutte, avec deux grandes options :

  • la correction des rivières, avec par exemple l’endiguement des principaux cours d’eau ;

  • le traitement des versants, avec principalement le reboisement des versants dénudés, l’interdiction du défrichement, et la limitation du pâturage.

En France, deux lois essentielles ont consacré la forêt comme moyen privilégié de lutte contre les crues :

  • la loi du 28 juillet 1860 (sous le Second Empire) confia au service des Eaux et Forêts la mission de corriger les torrents et reboiser les montagnes. Cette loi faisait suite à d’autres lois promulguées par Napoléon III à la fin des années 1860 pour créer des ouvrages de protection contre les crues ;

  • la loi du 4 avril 1882 corrigea le cadre d’intervention du service des Eaux et Forêts.

    La forêt ne devenait plus un outil de prévention, mais une technique curative. On ne parlait plus de reboisement, mais de « restauration des terrains en montagne », une expression qui a été figée à travers le nom de l’organisme qui est né à cette occasion. En Italie, la loi du 20 juin 1877 engagea l’état italien dans une politique active de protection des forêts, avec à la fois des limitations fortes des coupes forestières et des plans de reboisement. Toutefois, compte tenu des difficultés économiques et du développement industriel dans l’Italie réunifiée, la loi fut marginalement appliquée, ce qui eut pour conséquence, en particulier, un accroissement des surfaces déboisées (entre 1870 et 1920, la surface forestière diminua d’environ 15 %). En réaction, le gouvernement promulgua la loi du 2 juin 1910 dite Loi Luttazzi, qui a notamment institué la création d’un Corps royal des forêts regroupant plus de 3000 gardes forestiers.

    La forêt comme moyen de prévention

    La forêt a été vue dès le Moyen Âge comme une valeur économique, qu’il fallait non seulement préserver, mais développer (Buridant, 2002). Sous le ministère de Colbert en France à la fin du XVIIe siècle, le corps des Eaux et Forêts se voit ainsi considérablement renforcer. Il faut attendre le début du XIXe siècle pour voir un fort regain d’intérêt pour la forêt en Europe, un intérêt croissant qui s’est traduit en France par la création de l’école forestière de Nancy en 1824 et la promulgation du Code forestier en 1827. En Italie, la première école forestière fut créée en 1869 à Vallombrosa (Florence).

    La doctrine sur le rôle de protection de la forêt a été élaborée dès le milieu du XIXe siècle, notamment en France avec la publication en 1840 de l’ouvrage d’Alexandre Surell, qui eut un retentissement considérable. Surell écrivait ainsi :

    Lorsqu’on examine les terrains au milieu desquels sont jetés les torrents d’origine récente, on s’aperçoit qu’ils sont toujours dépouillés d’arbres et de toute espèce de végétation robuste. Lorsqu’on examine d’une autre part les revers dont les flancs ont été récemment déboisés, on les voit rongés par une infinité de torrents du troisième genre, qui n’ont pu évidemment se former que dans ces derniers temps. Voilà un double fait bien remarquable… On peut appeler en témoignage de ces remarques toute la population de ce pays. Il n’y a pas une commune où l’on n’entende raconter à des vieillards que sur tel coteau, aujourd’hui nu et dévoré par les eaux, ils ont vu se dresser autrefois de belles forêts, sans un seul torrent. Considérons donc cette influence comme une chose démontrée, et résumons-la dans les deux propositions suivantes :

    1. la présence d’une forêt sur sol empêche la formation des torrents ;
    2. le déboisement d’une forêt livre le sol en proie aux torrents

    L’ingénieur des Eaux et Forêts Paul Mougin a analysé dans le détail le rôle de la forêt. Sa description du rôle de la forêt dans le cycle de l’eau est toujours d’actualité. Selon Mougin, la forêt a trois rôles majeurs :

    • grâce au phénomène d’évapotranspiration, elle permet d’intercepter une partie des eaux de pluie ;

    • elle exerce une résistance au ruissellement, ce qui permet d’étaler les crues et éviter des pics de crue ;

    • elle permet de lutter contre l’érosion en maintenant le sol grâce au réseau de racines.

    Il défendit la thèse selon laquelle la forêt avait un impact profond sur le climat à travers plusieurs processus :

    • la montée des températures ;

    • l’augmentation de la pression atmosphérique ;

    • une fréquence accrue des orages ;

    • une fonte des neiges plus rapide ;

    • la modification du régime des eaux de surface et des cours d’eau.

    À l’époque de Mougin, on ne parlait pas de réchauffement climatique. Mougin ignorait donc que la remontée des températures observée depuis la fin du petit âge glaciaire était liée à une modification globale du climat (éventuellement déjà avec une influence anthropique) et donc pour lui, il ne pouvait y avoir qu’une cause : le déboisement. Mougin affirme donc que

    pendant toute la période où les forêts étaient détruites on constate une augmentation de la température moyenne annuelle. (…) le chanoine Vaullet, après 40 ans d’observations, signalait le même fait démontré par la comparaison des températures depuis le début du siècle. Parmi les causes de la modification du climat, il place au premier rang, le déboisement. » Il avança également en comparant le nombre de crues et le nombre d’hectares défrichés qu’il y avait un lien étroit entre déboisement et nombre de crue : « au XVIIIesiècle, la Leysse a eu huit crues dommageables et trente-huit crues au XIXe siècle ; les crues sont donc devenues 4,7 fois plus fréquentes. Or, en 1738, la forêt couvrait 5398 hectares, soit 53,2 % du bassin de réception ; en 1910, elle ne s’étend plus que sur 3945 hectares, c’est-à-dire qu’elle a perdu 26,9 % de son étendue.

    Lutter contre les crues, c’est donc avant tout lutter contre le déboisement. La doctrine française jusqu’à la seconde guerre mondiale, doctrine en vigueur dans tous les pays alpins, a été de mettre en avant une politique intensive de reboisement. Une doctrine qui se résume en la phrase lapidaire de Surell, reprise par Prosper Demontzey :
    « la forêt seule peut venir à bout des torrents. »

    Causes du déboisement

    Comme le déboisement était considéré être la cause des crues que connaissait l’Europe en cette fin de XIXe siècle, il fallait trouver un responsable de ce déboisement. Le coupable fut vite trouvé : c’est le paysan et le berger, dont l’incurie était la cause de tous les malheurs. Écoutons Surell à ce sujet :

    Dans ce magnifique bassin, la nature avait tout prodigué. Les habitants ont joui aveuglément de ses faveurs ; ils se sont endormis au milieu de ses dons. Ingrats, ils ont porté inconsidérément la hache et le feu dans les forêts qui om- brageaient les montagnes escarpées, la source ignorée de leurs richesses. Bientôt ces pieds décharnés ont été ravagés par les eaux. Les torrents se sont gonflés… des terrains immenses ont été engravés… Bientôt Crévoux, Boscodon, Savines et tous les torrents auront anéanti ce beau bassin qui, naguère, pouvait être com- paré à tout ce que les plus riches contrées possèdent de plus fertile et de mieux cultivé (…) Tous les hommes qui ne sont pas aveuglés par l’ignorance, ou dont le cœur ne s’est pas desséché par l’égoïsme, expriment la pensée qu’il serait temps enfin d’arrêter les progrès toujours croissants d’une si effrayante dévastation. Ils gémissent sur les maux sans nombre causés par le déboisement des montagnes… Entendons les cris de détresse d’une population alarmée sur son avenir.

    Envoyé par le gouvernement de la Révolution, l’ingénieur Lomet (1795) notait au cours d’un voyage à Barèges en 1794, que c’est le déboisement qui est à l’origine des catastrophes récentes

    Autrefois, toutes les montagnes qui dominent Barèges étaient revêtues de bois de chêne jusque vis-à-vis de la vallée d’Escoubous. Des hommes actuellement vivants en ont vu les restes et les ont achevés… Les habitants des plateaux ont tout ravagé eux-mêmes, parce que ces pentes étant les premières découvertes par leur exposition et par la chute des avalanches, ils y ont de bonne heure un pâturage pour leurs moutons, et que, le jour où ils les y conduisent, ils oublient que pendant l’hiver ils ont frémi dans leurs habitations de la peur d’être emportés avec elle par ces neiges, dont ils provoquent obstinément la chute

    La littérature des forestiers et des géographes livre un florilège de clichés. Le géographe Jean-Yves Puyo livre quelques morceaux croustillants : « Le pasteur n’a pas le sentiment des égards dus aux forêts », « le fond du caractère du montagnard est l’imprévoyance absolue, l’inertie systématique opposées à toute idée du progrès, à toute tentative
    d’amélioration, l’esprit est encore plus malade que le sol. », « c’est à l’imprévoyance des habitants, bien plus qu’à la constitution géologique du sol, qu’il faut attribuer le rapide écroulement des monts. »
    Il ne faut toutefois pas croire que ces avis caricaturaux résultaient d’une analyse sommaire des causes du déboisement. Paul Mougin a entrepris une œuvre gigantesque de collecte d’informations historiques, d’observations naturalistes, et de données scientifiques sur le problème. Dans sa monographie sur les torrents de Savoie, Mougin défendit l’idée que les Alpes étaient à l’époque romaine couvertes de forêts épaisses : « Que les Alpes aient jadis été plus boisées qu’aujourd’hui, tout le démontre, et d’abord, la légende et la tradition. ». Le déboisement a commencé être pratiqué massivement au Moyen-Âge. Il a d’abord été le fait des religieux, pour qui la déforestation était presque un acte de foi à une époque où les croyances païennes considéraient les forêts comme la demeure des divinités. Puis, les besoins en pâtures, bois de chauffage, bois de construction, mais aussi le gaspillage et les guerres ont pendant des siècles amené à la destruction de la forêt. La forte poussée démographique du XVIIIe siècle et XIXe siècle n’a fait qu’accroître la pression sur la forêt. Si, à la lumière des avancées de nos connaissances sur la protohistoire et l’histoire des populations alpines, il paraît exagéré de dire que les Alpes étaient couvertes d’épaisses forêts, il faut reconnaître que la forêt a connu une forte régression dans les Alpes entre le XVIe siècle et le XIXe siècle. Les études historiques sur les communautés villageoises comme l’étude sur Vallorcine menée par Gardelle témoignent des rapports étroits entre l’homme et la forêt. Si la forêt est perçue à la fois comme une richesse et une protection (contre les avalanches), cela n’a pas empêché qu’elle soit surexploitée en dépit des règlements communaux (coupe affouagère 19 , droit de pâture) et des édits/lois de l’administration. En 1860, le syndic de Vallorcine dressa un tableau très sombre de la forêt communale, qui représente les trois-quart des espaces boisés : « l’état des forêts communales et les délits multiples qui s’y commettent les menacent d’une destruction partielle et prochaine ».

    Alternatives au reboisement

    À la fin du XIXe siècle, le reboisement n’a pas été l’unique stratégie de lutte contre les crues. Les états se sont aussi lancés dans de gigantesques travaux de correction torrentielle et d’endiguement des rivières. Dans un premier temps, les ingénieurs se sont principalement intéressés aux grands ouvrages de génie civil tels que les digues le long des rivières et les bar- rages pour fixer les sédiments. Cependant, assez rapidement, les dommages substantiels causés aux ouvrages de protection torrentielle posaient le problème de la rentabilité économique des opérations. Dans le canton de Vaud, l’ingénieur Alexis Chessex écrivait

    On a, pendant vingt ans, construit d’innombrables barrages qui devaient permettre de reboiser les ravins. Nos paysans voulaient s’y opposer; ils durent se résigner à payer d’énormes impôts pour solder ces travaux qu’ils savaient inutiles. Heureusement, la société des forestiers suisses s’est décidée il y a deux ans, à adresser à toutes les municipalités du pays une brochure dans laquelle elle déclare enfin que le principe des grands barrages est économiquement faux ; l’aveu est complet.

    À la fin du XIXe siècle, les ingénieurs se sont donc orientés vers des ouvrages de plus petite taille en complément des opérations de révégétalisation : des seuils pour fixer le lit d’un torrent, les clayonnages 21 pour limiter l’érosion des berges, les banquettes pour réduire le ruissellement et l’érosion sur des flancs de montagne, et les galeries de dérivation.

    Résistance au reboisement

    Bien avant la mise en place des grandes lois de la fin du XIXe siècle, les autorités locales ont tenté de lutter contre la déforestation en promulguant des édits visant à limiter ou interdire l’exploitation du bois. La « mise à ban 22 » des forêts ayant une fonction de protection a été mise en œuvre dès le Moyen Âge. Les plus anciens édits (lettres de ban) créant des « forêts à ban » datent du xive siècle dans les cantons de Schwytz et d’Uri ; en 1397, la forêt (Bannwald) protégeant Andermatt fut mise en ban : « le profane qui oserait porter la hache sur celui-ci [la forêt d’Andermatt] serait puni de mort » (Rabusseau, 2007).
    Au XIXesiècle, les forestiers se plaignaient que les populations locales étaient rétives. Mougin dénonçait l’incivisme des populations, la corruption, et le manque de gardes forestiers : « Malgré cela, combien de délits demeuraient impunis, à cause du nombre in- suffisant des préposés et de la trop grande étendue de leur triage. (…) Une multitude de délinquants mal surveillés ou pactisant avec les gardes avaient dilapidé les forêts communales. (…) Le nombre du personnel subalterne devrait donc être augmenté si l’on ne veut pas voir réduire à une simple fiction la surveillance et la protection des forêts ». Il faut dire que pendant plusieurs décennies, les gardes forestiers étaient assez complaisants car issus des vallées dont ils avaient la surveillance, ils connaissaient la pauvreté des gens. L’administration reprochait la connivence entre habitants et gardes. Ainsi, en 1868 à Vallorcine, le Conservateur des forêts se plaignait que « le garde de Vallorcine qui est de la commune, éloigné de ses chefs, s’abandonne à toutes les influences, et principalement à celles des autorités locales qui peuvent en abuser » et il obligea la commune à engager un garde extérieur à la vallée.
    La mise en place des lois sur la forêt a entraîné une forte réaction des populations montagnardes, très pauvres. Si les vols de bois sont fréquents, c’est que c’est une condition de survie pour des populations extrêmement pauvres, ce que Gardelle résumait de la façon suivante : « l’administration, dont les ingénieurs se recrutent dans la haute bourgeoisie des plaines, ne peut pas comprendre ces Vallorcins si lointains qui ne survivent qu’en volant du bois pour faire leurs seilles, en raclant la litière 23 , en laissant échapper leurs chèvres à travers la forêt. » L’historien Jérôme Buridant concluait « sur ce plan, l’administration pratique une certaine forme de despotisme éclairé, en cherchant faire le bonheur des peuples contre leur gré » (Buridant, 2002). Quoique l’administration forestière minimisa la résistance vue tout au plus comme « l’expression d’intérêts personnels isolés 24 », la législation subit plusieurs infléchissements sous les coups de boutoir des élus locaux. La loi du 8 juin 1864 autorisa l’engazonnement comme alternative au reboisement, ce qui permettait de ré- introduire les activités pastorales. Dès 1876, le gouvernement tenta d’encourager la création de fruitières 25 et le développement de troupeaux bovins au lieu des moutons et chèvres, qui causaient plus de dommages aux forêts. En France, la loi de 1882 avec l’instauration du service RTM marque un changement de cap dans la politique nationale sans pour autant changer l’impopularité auprès des populations locales, une situation que Buridant (2002) résume ainsi :

    pour les populations montagnardes, [la restauration des terrains en montagne] a été imposée par les gens de la plaine, d’abord et avant tout pour défendre les villes de piémont des inon- dations. Défaut de dialogue, incompréhension mutuelle, errements du législateur, manque de politiques d’accompagnement : sur ce plan, il faut avouer que le reboisement des montagnes est aussi un échec.

    Avec l’exode rural qui débute à la fin du XIXe siècle et s’amplifie au XXe siècle, la pression sur la forêt diminue fortement. La vive opposition qui existait entre populations autochtones et administration s’apaisa fortement. La première guerre mondiale marqua également la fin de la grande ère de la restauration en montagne.

    Critique de la doctrine forestière

    Dans son étude sur l’effet du reboisement, le botaniste Félix Lenoble, farouche adversaire de Mougin, concluait :

    D’ailleurs les travaux de reboisement et de correction de torrents ont-ils une efficacité bien sérieuse contre ces paroxysmes des forces naturelles en montagne ? C’est douteux. La grandeur des masses en mouvement, l’influence du relief et l’action de la pesanteur ont ici une prépondérance telle que les obstacles qui leur sont opposés artificiellement figurent de simples fétus. La prétention de l’homme de maîtriser ces phénomènes, formidables à l’égard de sa faiblesse, fait penser à celle d’une fourmi qui croirait en remuant quelques grain de sable consolider les ruines de la cathédrale de Reims.

    Les géographes, plus particulièrement les géographes français, se sont montrés particulière- ment critiques. Aujourd’hui, les études hydrologiques n’ont pas permis de trancher le débat sur le rôle des forêts sur les crues, probablement car il n’y a pas de réponse universelle à cette problématique. S’il est avéré que les forêts ont une influence positive sur la genèse et la propagation des crues en diminuant et étalant le volume de crue, elles n’ont qu’un rôle faible lors des phénomènes extrêmes. En Suisse et en France, les crues d’août 2005 ont montré que les forêts n’avaient pas empêché la formation de crues torrentielles et inondations importantes et que, pis encore, elles avaient contribué à augmenter les dommages à cause des bois flottants. En outre, la comparaison entre des bassins- versants avec des couvertures végétales différentes ne montre pas systématique une efficacité plus grande de la forêt pour freiner le ruissellement des eaux de surface : c’est en général la perméabilité du sol qui est le facteur clé.

    Il existe une controverse très vive entre hydrologues, forestiers, et décideurs politiques. Si certains scientifiques considèrent que la forêt joue un certain rôle dans la prévention des crues, la plupart pensent qu’il s’agit d’un rôle mineur, voire d’un mythe. Calder & Aylward résument ainsi la situation :

    il y a un écart croissant entre la perception du public et les preuves scientifiques concernant les causes des crues, leurs impacts, et les bénéfices des mesures de prévention. Pour nous, cet écart résulte de l’intense promotion de certains types d’utilisation du sol et d’interventions techniques par des des groupes d’intérêt particulier en l’absence de toute diffusion de données scientifiques qui auraient pu permettre de développer une vue contraire. Pour nous, cet écart a pu aboutir non seulement à gaspiller des fonds de développement (jusqu’à 10 milliards de dollars par an) pour des objectifs irréalisables, mais également à blâmer de façon injustifiée des populations montagnardes de pratiques qui n’ont en général qu’un impact limité sur les crues à l’aval. (…) Ce que l’on peut reconnaître, avec certitude, c’est que des solutions de gestion simplistes et populistes telles que les programmes commerciaux de reforestation qui sont souvent mis en avant, ne peuvent pas offrir une solution générale et, dans la plupart des situations, ont un intérêt au mieux marginalement positif et, au pire, des impacts négatifs.




  • Avalanches en laboratoire

    Le développement de toute science est en grande partie conditionné par l’existence d’une base expérimentale solide. Seule en effet l’expérience permet de collecter mesures et observations tout en permettant de tester les hypothèses théoriques de façon systématique et contrôlée. Dans les sciences de l’environnement, l’expérience est possible, mais elle est ardue à conduire. Par exemple, dans le domaine de l’hydraulique torrentielle, il est très difficile voire impossible de forcer le déclenchement d’une lave torrentielle pour en étudier le mouvement. Cela a poussé les scientifiques à étudier des écoulements à échelle réduite en recréant des écoulements qui ressemblent aux écoulements naturels.

    Un pionnier en la matière a été Richard Iverson de l’USGS, qui avec son équipe a construit un canal long de 100 m dans l’Orégon, pour créer des laves torrentielles à échelle réduite. Un point délicat dans ce type d’expérience est la similitude avec les écoulements naturels. En mécanique des fluides, la théorie de la similitude fixe les critères à suivre dans le choix de la taille de l’expérience et des fluides à employer pour que l’écoulement à échelle réduite soit représentatif de ce qui passe à une autre échelle. La théorie reste assez simple à mettre en œuvre dès lors qu’on travaille avec des fluides usuels comme l’eau et l’air car il faut peu de paramètres géométriques et physiques pour décrire une expérience ; elle devient autrement plus complexe à employer lorsque la description du problème introduit un grand nombre de paramètres (comme la taille des grains, leur forme et leur rugosité, la viscosité du fluide, les masses volumiques, etc.). Dans la plupart des cas, on ne peut jamais réaliser une expérience en similitude complète, tout au plus peut-on assurer qu’une similitude partielle existe.
    Cette marge de manœuvre a profondément divisé la communauté scientifique : d’un côté, il y une école dont le chef de file est Richard Iverson et qui pense qu’il faut rester dans des conditions expérimentales les plus proches possibles du phénomène naturel (d’où le canal de grande taille construit dans l’Orégon et les expériences menées avec des matériaux naturels) pour introduire le moins de biais possible dans les expériences. D’un autre côté s’est développée une approche mécaniste sous l’impulsion de plusieurs groupes, dont sans doute le pionnier a été Tamotsu Takahashi au Japon, et qui met l’accent sur la nécessité de comprendre le comportement rhéologique de matériaux modèles en laboratoire avant de développer des modèles théoriques d’écoulement.
    Quelle que soit l’approche choisie pour conduire des expériences sur le comportement d’une coulée de débris, le modèle d’écoulement choisi pour calculer les caractéristiques d’une lave torrentielle est un jeu d’équations à la Saint-Venant, c’est-à-dire le même jeu d’équations qui sert à décrire la propagation d’une crue dans un cours d’eau (conservation de la masse et de la quantité de mouvement sur une section d’écoulement). Naturellement les équations ont été quelque peu adaptées pour tenir compte du matériau mobilisé. C’est là que surgit le second objet de vifs débats au sein de la communauté scientifique : tout observateur avisé a en effet noté qu’une lave torrentielle est un écoulement fortement structuré (structure avec un front, un corps, et une queue aux comportements distincts) et le lieu d’une multitude de processus variés (déposition/érosion de sédiment, ségrégation, formation de bourrelets latéraux). L’observation de terrain ainsi que les expériences d’Iverson montrent que les éléments structurants de l’écoulement (front granulaire, bourrelet) sont fondamentaux et permettent d’expliquer qualitativement les différences de comportement (par exemple, étalement ou distance parcourue) entre deux coulées de débris. On peut alors se demander si d’une part, la compréhension de la structuration n’est pas l’élément-clé indispensable à la compréhension plus globale de la dynamique des écoulements et si d’autre part, les équations de Saint-Venant offrent un cadre de modélisation approprié.
    C’est dans cette problématique que s’insère la recherche au sein de notre laboratoire. Notre objectif est d’arriver à décrire le plus simplement possible la façon dont une masse finie de matériaux s’écoule sur un plan incliné ou dans un canal. Expérimentalement, nous sommes intéressés non seulement à suivre précisément le mouvement de la masse (hauteur et vitesse d’écoulement), mais également à caractériser sa structure interne. Comme techniques de mesure, nous avons principalement développé des méthodes fondées sur le traitement d’images. Par exemple, pour déterminer l’évolution de la hauteur au cours du temps, nous avons développé un système de projection de motifs géométriques : en effet, si l’on projette une alternance de bandes sombres et claires et qu’on mesure comment la surface libre de l’écoulement perturbe leur projection, on peut en déduire une épaisseur de fluide. D’autres techniques fondées sur la vélocimétrie par suivi de particules permettent de visualiser la structure de l’écoulement et de déterminer, par exemple, le profil de vitesse et de concentration d’une suspension de particules (sous réserve que la suspension soit transparente).

    Le programme expérimental est relativement simple. Un réservoir contient un certain volume de fluide. Nous utilisons différents fluides sans nous soucier de leur similitude aux débris naturels. Par exemple, nous avons réalisé des expériences sur du sucre fondu (un fluide newtonien très visqueux) et un gel polymérique utilisé en cosmétique comme gel fixateur pour les cheveux (fluide viscoplastique). Nous sommes en train de tester des suspensions de particules dans un fluide ; dans ce cas-là, pour avoir un matériau transparent, il faut se livrer à de savantes manipulations pour doser un mélange de fluides interstitiels de telle sorte que l’indice de réfraction soit identique dans les particules et dans le fluide.
    À l’instant initial, la porte du réservoir est ouverte soudainement à l’aide de deux puissants vérins et libère en quelques secondes le fluide sur le plan incliné. Le mouvement est ensuite suivi par une caméra et les images sont traitées pour en tirer les grandeurs qui nous intéressent. En parallèle, des solutions analytiques et des résultats de simulations numériques peuvent être comparées aux données expérimentales ainsi acquises.

    La grande force de ce dispositif est qu’on peut mesurer précisément par des moyens non invasifs les grandeurs caractéristiques de l’écoulement dans un environnement contrôlé. Dans ce dispositif, les expériences peuvent être répétées, les paramètres peuvent être imposés ou contrôlés à volonté. Parmi les résultats que nous avons publiés, nous avons observé un comportement assez curieux des écoulements viscoplastiques. La comparaison entre théorie et expérience donne de bons résultats à pente relativement forte, mais à pente douce, l’allure de la courbe x_f(t) donnant la position du front en fonction du temps diffère même si par ailleurs les profils étaient corrects et l’ordre de grandeur de x_f(t) était bien prédit par la théorie. On a imaginé différents scénarios pour comprendre la raison pour laquelle le front accélérait légèrement à faible pente contrairement à ce que prévoit la théorie. Nous avons observé dans nos expériences que des zones faiblement cisaillées, précurseurs des bourrelets latéraux se développaient sur les bords et qu’elles se figeaient brutalement ; l’écoulement voyait aussi sa section d’écoulement réduite, ce qui avait pour effet de légèrement accélérer le front. Cela fournit une illustration supplémentaire de l’importance de la structuration de l’écoulement dans la dynamique globale. L’analyse se fondant sur une approximation bidimensionnelle de l’écoulement, la théorie est incapable de reproduire ce type de comportement et il faut recourir à une simulation numérique complète pour résoudre ce problème. Cela reste, là encore, une tâche difficile, qui nécessite des moyens informatiques conséquents.

    À travers cet article, nous avons tenté de montrer que si très tôt les scientifiques se sont accordés à attribuer un rôle-clé à l’expérimentation, l’expérience en sciences de l’environnement reste un sujet difficile et polémique. Nous avons dressé ici quelques-uns des débats qui partagent la communauté scientifique autour des laves torrentielles. Comme quelques équipes dans le monde, notre laboratoire s’intéresse particulièrement à mieux comprendre comment un écoulement d’une masse finie de matériaux s’organise sur un plan incliné. Nous ne prétendons pas là reproduire de façon exacte le comportement des laves torrentielles, mais nous espérons pouvoir dégager quelques principes physiques généraux qui permettent de mieux appréhender la dynamique des écoulements naturels. Couplés à la mesure et à l’observation in situ, les concepts que nous développons ou testons doivent permettre de fournir des outils puissants de calcul des laves torrentielles.




    Départ des avalanches

    avalanches suivent le même principe de base : la neige s’accumule sur la pente d’une montagne jusqu’à la force de gravitation excède les forces assurant la stabilité du manteau neigeux. Une couche de neige, parfois tout le manteau neigeux, peut alors se détacher de la couche sous-jacente, aboutissant à la formation d’une avalanche.

    Chutes de neige et manteau neigeux

    Pendant les tempêtes de neige, la neige s’accumule sur les pentes. La quantité de précipitations dépend de nombreux paramètres, dont les conditions climatiques globales, la topographie locale, et les caractéristiques des chutes de neige. Dans les Alpes, où le climat est continental ou tempéré, les chutes de neige quotidiennes ne dépassent généralement pas 130 cm. Par exemple, dans la vallée de Chamonix (France), les chutes de neige quotidienne maximale varie de 72 cm à 106 cm en fonction de l’altitude (1050-2100 m). Il atteint 130 cm au-dessus du col de la Bernina (Suisse). Dans les régions à climat maritime (comme la côte Pacifique des États-Unis, la Norvège et le nord du Japon), le conflit entre les grandes masses d’air chaudes et froides conduit à de fortes précipitations de neige le long de la côte. A Crestview en Californie (altitude 2300 m), le mois de janvier 1952 a battu les records avec 2,1 m de neige tombés en 24 heures.

    Le cumul annuel de neige montre d’importantes variations spatiales et temporelles. Par exemple, dans la vallée de Chamonix, le cumul annuel moyen des chutes de neige dépend de l’altitude : à une altitude de 1050 m, il varie de 14 cm à 5,2 m, avec une moyenne de 2,5 m, alors qu’à 1500 m, il varie de 3 m à 12 m, avec une moyenne de 5,8 m. L’effet de l’altitude sur les totaux de neige est moins marqué aux altitudes plus élevées : quand on passe de l’altitude 1500 m à 2000 m, le cumul annuel de neige (moyenne de 6,6 m, de 3,8 à 13 m de portée) augmente de 15%. Dans les régions à climat maritime, les chaînes de montagnes côtières connaissent des niveaux plus élevés de précipitations. En 1999, le total des chutes de neige a dépassé 28 m sur le mont Baker (Californie, altitude 3286 m).

    En revanche, la quantité de précipitations sur de courtes périodes dépend beaucoup de l’altitude, principalement en raison des fluctuations de l’altitude de l’isotherme 0 °C pendant les précipitations. Pour la vallée de Chamonix, le record de précipitations sur 10 jours est de 1,3 m à 1050 m, 2,6 m à 1500 m, mais 4,15 m à 2000 m. Cette tendance croissante cesse très vraisemblablement à des altitudes plus élevées en raison de la diminution des effets de l’humidité de l’air et du vent.
    La détermination de précipitations extrêmes de neige est d’une grande importance car la probabilité de déclenchement d’une avalanche augmente avec la quantité de neige fraîche. Comme beaucoup d’autres variables hydrologiques, le maximum annuel des précipitations quotidiennes de neige varie de façon aléatoire et ces variations sont bien décrites par une loi des valeurs extrêmes telles que la loi Gumbel. Cette distribution de probabilité relie l’intensité des précipitations avec leur fréquence d’occurrence. La probabilité d’occurrence d’un événement P extrême est très faible et une pratique courante pour distinguer les événements rares est d’introduire la période de retour T = 1 / P, exprimée en années. La précipitation associée à une période de retour de 100 ans a P = 0,01 de chances de se produire (ou d’être dépassée) au cours d’une période d’une année. La figure 1 montre la variation du maximum annuel de chutes de neige quotidienne dans le centre-ville de Chamonix (altitude 1050 m). La distribution des valeurs extrêmes décrit assez bien les maxima enregistrés, mais l’ajustement n’est pas parfait. Une légère non-stationnarité de la série temporelle (résultant de différents régimes climatiques au cours des dernières décennies) est la cause probable de l’inadéquation.


    variation de la neige tous les jours avec la période de retour à Chamonix Figure 1 : variation de la neige tous les jours avec la période de retour à Chamonix (France) à une altitude de 1050 m. Les points représentent les chutes de neige mesurées (maxima annuels), tandis que la courbe continue montre la répartition de la loi des valeurs extrêmes ajustée sur les données.

    Il a été très tentant d’appliquer la théorie des valeurs extrêmes aux avalanches, en particulier pour définir la période de retour d’un événement d’avalanche. Le principal problème est la détermination de la variable aléatoire qui décrit l’intensité de ce phénomène. Dans le zonage avalanche, la pression d’impact est utilisée dans la définition de la relation intensité-fréquence, mais son estimation à partir d’observations de terrain est difficile. Les scientifiques ont ainsi utilisé la distance d’arrêt (ou altitude d’arrêt), qui peut être facilement déterminée sur le terrain lorsque le dépôt d’avalanche est visible. Pour les régions avec une topographie régulière (au Canada et la Norvège), Dave McClung et Karsten Lied a montré comment la période de retour peut être définie à partir de la mesure des distances d’arrêt. Pour les chaînes de montagnes avec une topographie complexe, les changements brutaux dans la topographie locale mènent à des changements importants dans la distribution des points d’arrêt sur de courtes distances, ce qui exclut l’utilisation de distributions des valeurs extrêmes. En l’absence de variables plus pertinentes, la période de retour est associée au volume de neige mobilisé par l’avalanche. Les chutes de neige sur 3 jours (ou l’accroissement de l’épaisseur du manteau neigeux en trois jours) sont utilisées comme « proxy » du volume d’avalanche et selon cette hypothèse, les périodes de retour de la neige et des avalanches résultant sont supposées être les identiques. C’est une approximation très grossière de la réalité, mais elle a l’avantage d’être applicable à une large gamme de problèmes en ingénierie et cartographie des risques.

    Déclenchement des avalanches

    Le déclenchement d’une avalanche ne dépend pas seulement de la quantité de neige fraîche, mais aussi sur d’autres paramètres météorologiques (tels que le vent et la température de l’air) et de la façon dont le manteau neigeux s’est construit à partir des chutes de neige successives. Une avalanche est principalement causée par une conspiration de facteurs plutôt que l’apparition d’un processus unique (par exemple, fortes chutes de neige). C’est pourquoi les prévisions de l’activité d’avalanche sur une zone donnée restent si difficiles. Beaucoup d’avalanches, surtout les grandes avalanches se produisent durant ou juste après une chute de neige. Avec les chutes de neige sur 3jours qui dépassent 50 cm, le risque d’avalanche est marqué, tandis que des cumuls de neige supérieurs à 1 m sur 3 jours sont habituellement associés à une activité avalancheuse généralisée. Toutes les avalanches ne sont pas déclenchées par une surcharge de neige. Redoux et pluies peuvent également conduire à une diminution significative de la résistance de la neige, avec pour conséquence de grandes déformations du manteau neigeux, qui se finit par se rompre et former une avalanche.

    Le terrain est également un facteur majeur qui explique pourquoi certaines pentes sont sujettes à des avalanches fréquentes, tandis que d’autres ne connaissent qu’une faible activité avalancheuse. Parmi les facteurs topographiques, la pente est le plus important de ces facteurs : pour les avalanches déclenchées par des skieurs, la plupart des accidents se produisent dans les zones de départ avec une pente variant de 30° à 45°. En de rares occasions, les avalanches naturelles et déclenchées par des skieurs sont observées sur des pentes « douces » (inférieures à 25°). D’autres caractéristiques topographiques (terrain de convexité, chemin de rugosité, végétation, orientation vers le soleil, l’altitude, etc.) jouent un rôle essentiel dans l’évolution du manteau neigeux. Dans la cartographie des avalanche (photo-interprétation), les zones de départ potentielles et les couloirs d’avalanche peuvent être identifiés en utilisant la photogrammétrie (maintenant remplacée par des systèmes d’information géographique) et c’est ainsi que l’inspection du terrain a longtemps été le principal outil pour obtenir une image qualitative de l’activité avalancheuse dans une région donnée.

    La neige est un matériau très variable et complexe. Ses propriétés physiques montrent une grande diversité et elles sont sujettes à des variations significatives au cours de la saison. Par exemple, la masse volumique de la neige fraîche est typiquement de 100 à 200 kg/m3 gamme. Elle augmente en raison des métamorphoses et du compactage induit par son poids. La masse volumique typique d’un manteau neigeux varie de 200 à 400 kg/m3 au cours de la saison. En fin de saison, la masse volumique de la neige (névé) dépasse 600 kg/m3. La résistance au cisaillement et à la traction présente également des variations importantes au cours du temps. Par exemple, dans des conditions venteuses, une neige poudreuse (sans cohésion) acquiert rapidement de la cohésion (dite de frittage) et peut facilement supporter le poids d’un homme parce que des ponts de glace connectent les grains entre eux. Si la température de l’air augmente suffisamment (sous l’effet du soleil ou en raison d’un redoux), de l’eau liquide apparaît et percole vers le bas. Les contacts entre les grains de neige sont ensuite lubrifiés par une mince pellicule d’eau liquide et la neige perd la majeure partie de sa cohésion.

    La vie d’un manteau neigeux passe généralement par deux grandes étapes. En début de saison, la neige s’accumule couche après couche, donnant au manteau neigeux l’apparence d’un sandwich. Les propriétés physiques (masse volumique, cohésion, résistance au cisaillement) peuvent être très différentes d’une couche à l’autre. L’interface entre les couches joue également un rôle important. Par exemple, il peut être composé de neige sans cohésion (givre de profondeur, grains à faces planes), qui offre une faible résistance au cisaillement, ou au contraire de la neige dure (croûte de soleil généré, croûte gelée-neige), qui forme un plan de glissement idéal. Ces couches fragiles sont une condition nécessaire pour la formation des avalanches. Quand elles cassent (sous l’effet d’une surcharge de neige ou d’une action humaine), les couches supérieures au-dessus de la couche fragile glissent vers le bas sous la forme d’une plaque, ce qui brise rapidement en des milliers de morceaux. L’avalanche résultante est appelée une avalanche de plaque. Les lignes de fracture peuvent être très grandes, allant de 10 à 1000 fois l’épaisseur de la plaque. Une caractéristique remarquable des avalanches de plaques est que lorsque le manteau neigeux est suffisamment instable, le poids d’un seul homme est suffisant pour créer la perturbation initiale qui rompt l’équilibre de tonnes de neige. Ceci explique le nombre des décès causés chaque année par les skieurs qui déclenchent par eux-mêmes les avalanches qui les ensevelissent. La figure 2 montre la coupe zigzag typique de la fissure supérieure (couronne) d’une avalanche de plaque impliquant neige sèche.


    déclenchement d'une plaque sur tout le versant ouest de la Dent de Lys Figure 2 : déclenchement d’une plaque sur tout le versant ouest de la Dent de Lys (Canton de Fribourg, Suisse).

    Lorsque l’on approche de la fin de la saison, la structure du manteau neigeux évolue radicalement sous l’effet de l’eau liquide. En raison de la température de l’air ou des pluies, une partie des grains de neige fond. L’eau liquide a des effets différents sur la neige. En premier lieu, elle modifie les liaisons entre les grains de glace et, en particulier, elle favorise la formation de grains de glace maintenus ensemble par des forces capillaires provenant des ménisques d’eau formées au niveau des points de contact entre ces grains. Par ailleurs, lorsque la teneur en eau liquide est suffisamment élevée (supérieure à 3 %), la couche liquide recouvrant la surface des grains peut s’écouler lentement sous l’effet de la gravité vers les couches à la base du manteau neigeux, ce qui altère la structure entière du manteau neigeux. Une faible teneur en eau liquide consolide généralement une couverture neigeuse : les couches fragiles sont progressivement transformées et lors du gel nocturne, les ponts liquides entre les grains de neige gèlent de nouveau et assurent ainsi une forte cohésion. Lorsque la teneur en eau liquide dépasse un seuil critique (de 3 % à 5 %), l’eau s’infiltre dans les couches inférieures et peut se concentrer le long du sol ou de croûtes de regel au sein du manteau neigeux. Si la température de l’air est trop élevée et la neige ne gèle plus la nuit, la neige perd sa cohésion. La plupart du temps, les avalanches partent d’un point et gagnent en volume au fur et à mesure qu’elles descendent. Ces avalanches sont appelées avalanches de neige mouillée. La figure 3 montre de tels départs ponctuels.


    avalanche de neige issu d'un seul point et impliquant la neige mouillée en fin de saison

    Figure 3 : avalanche de neige issu d’un seul point et impliquant la neige mouillée en fin de saison. L’épaisseur de la dalle de neige humide ne dépasse pas quelques dizaines de centimètres.

    Moins fréquemment, l’eau liquide lubrifie l’interface entre le manteau neigeux et le sol, ce qui conduit à de grandes déformations internes. Les variations locales de la vitesse de glissement peut générer d’importants efforts de traction au sein du manteau neigeux et une fois qu’un niveau critique de contrainte est atteint, la couverture neigeuse développe une fissure dite de glissement. Vu de dessus, ces fissures de glissement forment souvent des crevasses en forme d’arc (appelées « gueules de baleine »), qui peut s’étendre sur quelques dizaines de mètres. Le délai entre l’apparition des fissures et le départ de la plaque varie de quelques heures à quelques semaines. Il semble être fortement corrélé avec la température de l’air et le degré de consolidation du manteau neigeux. L’avalanche résultant est appelé une avalanche de glissement. La figure 4 montre l’avalanche de glissement qui a endommagé un télésiège dans la station de ski de Saint-François-Longchamp : la fissure de glissement est apparue en janvier 2012. Au début de mars 2012, lors d’un redoux, les déformations au sein de la couverture de neige ont augmenté jusqu’à l’avalanche de glissement formé et est allé descente très lentement (la vitesse typique était de 1 m/s).


    fissure entraînant une avalanche de glissement après un passage doux

    Figure 4 : fissure entraînant une avalanche de glissement après un passage doux en mars 2012 (Saint-François-Longchamp, France). Le dépôt d’avalanche atteint un télésiège et des pistes de ski. L’épaisseur moyenne de la neige le long de la fissure est de 1 m.

    Haddock et les avalanches

    À chaque début d’hiver, on me pose des questions sur les avalanches. Cette année, un journaliste m’a demandé s’il était vrai que la voix humaine pouvait déclencher des avalanches. Je donne dans ce billet quelques indications sur le sujet. Des récits de voyageurs à l’époque héroïque de la découverte des Alpes jusqu’aux aventures de Tintin au Tibet, on s’est plu à croire que le bruit, la voix, et le vent pouvaient causer le départ d’avalanches aussi fatales qu’improbables, qui emportaient avec elles les malheureux qu’elles trouvaient sur leur chemin. Très récemment encore, on pensait qu’un avion de chasse pouvait déclencher des avalanches, notamment s’il passait le mur du son au-dessus d’une pente de neige.


    Tintin au Tibet
    Figure 2 : Tintin au Tibet (Casterman) et l’avalanche déclenchée par le capitaine Haddock. DR.

    Est-il réellement saugrenu de penser qu’une onde sonore puisse déclencher une avalanche ? Car, après tout, ce sont bien des explosifs qu’on emploie en station pour sécuriser les pistes de ski en déclenchant préventivement les avalanches. Et il existe par ailleurs de nombreux récits de randonneurs emportés par une avalanche quoiqu’ils se trouvassent loin de la zone de départ (donc qu’est-ce qui pourrait expliquer l’avalanche hormis un malheureux concours de circonstances ?).


    déclenchement d'une plaque au passage d'un skieur
    Figure 2 : déclenchement d’une plaque au passage d’un skieur (col de l’Eglise, massif Belledonne, Isère, France).

    Comme souvent en sciences, tout n’est question que d’ordre de grandeur. La voix humaine peut créer des ondes sonores, c’est-à-dire des variations de la pression atmosphérique, qui ne dépassent guère 1 Pa (Pa est l’unité de mesure de la pression en pascal : rappelons que la pression atmosphérique au niveau de la mer vaut environ 105 Pa et qu’un vent tempétueux peut générer des variations de pression pouvant atteindre 1000 Pa). Si le bruit émis par un avion à réaction est assourdissant, les surpressions sont faibles : à peine 20 Pa quand on se situe à quelques dizaines de mètres de l’appareil. Plus intéressant est le cas de l’avion de chasse au moment où il passe le mur du son. Ce passage produit une « onde de choc », c’est-à-dire des variations brutales de pression, de masse volumique, et de température de l’air sur une distance très courte. Les sautes de pression peuvent dépasser les 500 Pa et se propager à grande vitesse (de l’ordre de 350 m/s) sur de grandes distances avec une atténuation plus faible qu’une onde sonore continue. Les ondes de choc développent aussi des profils de pression en N, avec tout d’abord une phase de dépression dans le front d’onde, puis une phase de surpression (ce qui contribue à ébranler tout objet soumis à l’onde de choc). Dans les stations de ski, on emploie des explosifs solides ou bien des mélanges détonants de gaz (comme un mélange d’oxygène et de propane) pour déclencher les avalanches. La combustion provoque une onde de choc (dite de détonation) qui se déplace à de très grandes vitesses (plus de 2000 m/s) et génère des variations significatives de pression. IAV Engineering, une spin-off de l’EPFL, arrivait à des mesures de surpression de 2500 Pa à 40 m de distance du point de tir pour un gazex (système de déclenchement, voir fig. 3).


    tube Gazex émergeant du manteau neigeux

    Figure 3 : tube Gazex émergeant du manteau neigeux. La détonation du mélange propane-oxygène est réalisée dans une chambre sous terre, puis se propage dans le
    tube, qui dirige l’onde de choc vers le manteau neigeux.

    Les études in situ, comme celles de Juerg Schweizer (SLF), ont montré que pour mettre en mouvement un manteau neigeux particulièrement instable, il suffit d’appliquer une surpression relativement faible de l’ordre de 200 à 500 Pa ; pour des manteaux neigeux plus stables, il faut exercer des surpressions importantes (plusieurs milliers de Pa). Un tel seuil disqualifie donc la voix comme moyen de déclenchement, mais montre qu’un avion militaire pourrait déclencher une avalanche s’il passe le mur du son au-dessus de pentes de neige instable.

    Comment expliquer alors le déclenchement à distance d’avalanches par des randonneurs ? Tout simplement, parce que les ondes ne se propagent pas uniquement dans l’atmosphère sous forme d’onde sonore, mais également dans le manteau neigeux sous forme d’onde mécanique. Ces ondes, un peu comme la vibration d’une corde de guitare, se déplacent également à très grande vitesse et sur de grandes distances, ce qui permet de mettre en mouvement tout un pan de montagne (voir fig. 2). C’est ainsi qu’un skieur, même évoluant sur des pentes douces, perturbe l’équilibre mécanique du manteau neigeux et crée des ondes qui se propagent de proche en proche sur des distances pouvant dépasser plusieurs centaines de mètres pour certains manteaux neigeux pulvérulents. Arrivant dans des pentes plus raides, ces ondes peuvent causer la rupture d’un manteau neigeux instable et créer une avalanche, qui ensevelira le randonneur perturbateur.

    Si le départ d’une avalanche ne pas être produit par la voix humaine, on retiendra que ce sont quand même les ondes qui en sont la cause.

    Aller plus loin :

    • Benjamin Reuter and Jürg Schweizer : Avalanche
      triggering by sound: myth and truth
      , International Snow Science Workshop, Davos 2009, Proceedings
      330
      International Snow Science Workshop Davos, pp. 330-333.
    • Schweizer, J., J.B. Jamieson, and M. Schneebeli, Snow avalanche formation, Reviews of Geophysics, 41, 1016, 2003.