Des avalanches et des hommes

Avalanches dans le passé

Les chaînes de montagne telles que les Alpes ont été occupées depuis le Néolithique après la dernière période glaciaire et le début de l’expansion des forêts. Outre les communautés pastorales dans les fonds de vallée, les hommes vivaient dans les zones de haute altitude afin d’exploiter silex et minerais. En 1991, une momie vieille de 5300 années (appelée Ötzi) a été trouvé à 3200 m près d’un col glaciaire, à la frontière austro-italienne. Les Alpes n’étaient pas une barrière infranchissable. Hannibal puis des armées romaines franchirent les Alpes, montrant que des armées entières étaient capables de traverser des montagnes enneigées. Pourtant, même après la conquête romaine sous César et Auguste, la construction de routes, et la fondation de nouvelles villes, la neige et les avalanches ont fait des Alpes un lieu qui semblait inaccessible et redoutable aux yeux des auteurs classiques.

L’effondrement de l’Empire romain a été suivi d’une forte baisse de la population et de la rupture des voies commerciales entre les différentes parties de l’empire. Les régions de montagne furent particulièrement concernées. Dès la fin du Moyen Age (après le XIIIe siècle), ces régions ont connu un renouveau économique et une forte croissance de la population, ce qui implique que des zones d’altitude élevée comme Davos (1550 m, Suisse) ou Bonneval-sur-Arc et Saint-Véran (1750 m et 2050 m, France) furent occupées en permanence. Les populations locales ont élaboré des stratégies spécifiques pour survivre aux hivers et ses dangers. Par exemple, les murs des habitations étaient protégés par des tas de terre et les zones menacées étaient délimitées par des croix et des chapelles placées sous la protection des saints. Lorsque des forêts mettaient des villages à l’abri des avalanches, les communautés et les seigneurs féodaux édictaient des règles strictes quant à l’exploitation des ressources forestières. Ceux qui coupent des arbres dans les forêts «interdites» (forêt à ban ou Bannwald en allemand) risquaient la peine de mort. En Suisse, les voyageurs empruntant la route du col du Gothard devaient être frappés par la forêt protégeant les maisons serrées du village d’Andermatt. C’était la seule tâche de verdure qu’ils pouvaient voir au milieu de vallées désertes, où la plupart des pentes, raides et nues, sont parcourues par de grosses avalanches chaque hiver.

Un changement climatique appelle le petit âge glaciaire s’est produit de la fin du XVe au XIXe siècles. En particulier, la fin du XVIIe siècle connut de nombreuses calamités dues au froid et à la neige. Des hivers longs et très froids ont été plus fréquents dans l’hémisphère nord. En montagne, ces conditions ont favorisé la formation et la propagation d’avalanches catastrophiques. Plusieurs villages ont été régulièrement touchés par des avalanches, ce qui a conduit les habitants à abandonner leurs habitations et de trouver des endroits plus sûrs. Construit à la fin XIIIe siècle, Vallorcine (Haute-Savoie) était un village typique avec ses chalets en bois serrés autour de l’église, la seule structure totalement en maçonnerie. En 1674, une partie du village a été balayée par une avalanche et les habitants ont décidé de disperser leurs habitations dans des hameaux éloignés. Ils ont également décidé que l’église et le curé resteraient au même endroit. Ce choix peut nous surprendre aujourd’hui, mais pour les chrétiens de cette époque, les forces naturelles ne devaient rien au hasard. Les catastrophes naturelles ont été interprétées comme des manifestations de la Providence, un message de Dieu ou une punition: ils étaient des actes de Dieu, une expression qui est encore en usage dans les contrats d’assurance dans le monde anglo-saxon lorsqu’on se réfère à des événements imprévus. Pour les communautés alpines très croyantes comme celle de Vallorcine, Dieu épargnerait très certainement l’église. Malheureusement, cette église a été frappée à nouveau en 1720. Pour autant les habitants ne changèrent pas d’avis. Ils décidèrent tout simplement de construire une étrave en terre et pierres sèches pour protéger le mur exposé aux avalanches (voir Fig. 1).


Tourbe de Vallorcine
Figure 1. L’église de Vallorcine (France) et son presbytère, protégés par une « tourne » (étrave en maçonnerie), dont la construction a commencé en 1674. Elle a été renforcée et rénovée en 1720, 1843, 1861, et 2006.

Au cours du XXe siècle, de nombreuses régions montagneuses ont connu une forte croissance économique avec le développement des transports, de l’industrie et du tourisme. De nouvelles techniques ont été élaborées pour réduire le risque d’avalanche. Au tout début du XXe siècle, ce sont les stratégies de défense dites actives (celles qui prennent place dans les pentes supérieures) qui avaient le vent en poupe. Elles comprennent le reboisement des versants et la construction de structures de soutien du manteau neigeux pour maintenir la neige en place et empêcher la formation d’avalanche (voir Fig. 2). Des explosifs sont également utilisés dans ce type de stratégie, mais dans le but de forcer le déclenchement des avalanches (l’idée est que le déclenchement fréquent de petits volumes de neige évite le départ spontané d’une grande avalanche). Des exemples tragiques d’utilisation ont été donnés lors de la Première Guerre mondiale dans les Alpes, avec le conflit entre l’Italie et l’Empire austro-hongrois et, plus récemment, les guerres au Cachemire entre l’Inde et le Pakistan : de nombreux camps et positions militaires ont été ensevelis sous des avalanches déclenchées par les bombardements. Aujourd’hui, des explosifs sont utilisés à des fins plus pacifiques par les stations de ski pour protéger leur domaine skiable. Les années 1960 et 1970 ont été marquées par plusieurs catastrophes dans les Alpes, qui ont contribué à sensibiliser les populations vis-à-vis des risques posés par les avalanches dans les vallées urbanisées. Parmi ces tragédies, deux événements ont revêtu une importance particulière parce qu’ils ont mis en évidences des lacunes graves dans la gestion du risque d’avalanche dans les zones nouvellement urbanisées. Davos (Grisons, Suisse) et Val d’Isère (Savoie, France) sont deux villages multi-centenaires transformés en stations de ski renommées. En dépit de la longue tradition de lutte contre les avalanches, celles-ci ont causé des dommages graves et de nombreux décès : 24 personnes tuées à Davos en 1968 et 39 personnes à Val d’Isère en 1970. À la suite de ces catastrophes, une attention accrue a été portée à l’élaboration de nouvelles stratégies de gestion du risque d’avalanche. Outre les mesures structurelles telles que renforcement des murs, l’accent a été mis sur des techniques non structurelles telles que la cartographie des risques d’avalanche, l’aménagement du territoire, la prévision des avalanches, le suivi des couloirs avalancheux, la réalisation de base de données historiques, et l’élaboration d’outils de calcul pour prédire la distance d’arrêt et pression d’impact des avalanches extrêmes.


protection paravalanche à Flaine
Figure 2. Mélanges de techniques de protection active dans la station de ski de Flaine (Haute-Savoie, France): partout où la couverture forestière n’est pas suffisante à empêcher la formation d’avalanche, des râteliers (au milieu) et des croisillons métalliques appelés Vela (à droite) ont été placés dans les espaces entre les arbres.

En février 1999, les Alpes ont été frappées par une série de tempêtes de neige, qui ont provoqué des avalanches catastrophiques en France (12 personnes tuées à Chamonix), Suisse (17 personnes tuées), Autriche (37 personnes tuées), et Italie (1 décès). La figure 3 montre les opérations de secours à Montroc (commune de Chamonix-Mont-Blanc) juste après qu’une avalanche a balayé vingt chalets. La perte économique en raison de dommages aux équipements et habitations ainsi que les coûts indirects liés à la diminution des recettes touristiques ont été très importants. Si les systèmes de protection n’ont pas pu fournir une sécurité totale en février 1999, ils ont évité l’occurrence de catastrophes plus grandes alors que la saison touristique battait son plein. Juste pour la Suisse, les paravalanches ont empêché le départ ou limité la propagation de plus de 300 avalanches affectant des secteurs urbanisés durant l’hiver 1999.


avalanche de Montroc 1999
Figure 3. Les opérations de secours dans le hameau de Montroc (Chamonix, France) après qu’une avalanche a détruit vingt chalets et tué 12 occupants le 9 février 1999.

Les avalanches de nos jours

Dans les zones de montagne fortement peuplées telles que les Alpes, le risque d’avalanche est géré à travers ses dimensions temporelle et spatiale. En Amérique du Nord et en Europe, les bulletins d’avalanches régionaux sont publiés chaque jour par les services météorologiques nationaux au cours de la saison d’hiver. Ils fournissent une évaluation du danger d’avalanche pour le lendemain à destination d’un large public comprenant les professionnels de la montagne, les autorités locales et les pratiquants de sports d’hiver. La dimension spatiale couvre différents aspects de gestion du risque d’avalanche. Dans les pays occidentaux, le zonage est utilisé par les communes à la fois comme un outil légal d’aménagement du territoire et comme un support d’information avec des données détaillées des zones concernées par les avalanches. Cette information est synthétisée en utilisant la relation entre intensité et fréquence : moins les avalanches sont fréquentes, plus elles sont potentiellement destructrices. L’intensité est mesurée par la pression d’impact exercée par l’avalanche contre un mur rigide. L’unité physique est le kilopascal (kPa). Pour donner un sens physique à cette unité, nous pouvons la comparer avec la pression atmosphérique (1 kPa = 0,01 atm) ou utiliser une correspondance avec la masse par unité de surface (10 kPa = 1 t / m²). La fréquence est exprimée à l’aide de la période de retour. Trois ou quatre zones de couleur (rouge / bleu / blanc et jaune) sont utilisées selon la combinaison entre la fréquence et l’intensité. Par exemple, la zone rouge correspond à un risque élevé. Dans ce cas, des avalanches fréquentes avec des pressions d’impact allant de 3 à 30 kPa ou bien des avalanches rares (dont la période de retour supérieure à 100 ans), mais avec de fortes pressions d’impact (plus de 30 kPa) sont susceptibles de se produire et de causer des dégâts substantiels aux habitations. La construction de nouvelles maisons est interdite et si les bâtiments existants peuvent toujours être utilisés, il n’est pas possible de les modifier ou de les étendre. Les autres zones comprennent les zones bleue (risque moyen, constructions renforcées possibles), jaune (risque faible, évacuation possible dans les situations d’urgence), et blanche (pas de risque ou de risque résiduel, aucun règlement). La figure 4 montre un extrait de la carte des risques d’avalanche pour la commune de Chamonix-Mont-Blanc (France).


PPR Chamonix
Figure 4. Avalanche carte des risques de centre-ville de Chamonix (France), avec les trois codes de couleur : zone rouge (aucune nouvelle construction est possible), zone bleue (des constructions sont possibles sous réserves), zone blanche (faible risque d’avalanche). Les zones en verts représentent les forêts de protection. Source : commune de Chamonix-Mont-Blanc (http://www.chamonix.fr).

Compte tenu de ces mesures de protection paravalanche, le nombre de décès dus aux avalanches dans les zones urbanisées a sensiblement diminué en Europe après les années 1970. Les dernières catastrophes sont survenues dans les Alpes en février 1999 (environ 70 personnes tuées en Autriche, la France et la Suisse), en Islande en 1995 (34 morts dans Súðavík et Flateyri), en Turquie en février 1992 (plus de 200 victimes à Görmec et ses environs). Aux États-Unis et au Canada, la plupart des catastrophes concernent les voies de communication et des infrastructures. La pire avalanche dans l’histoire des États-Unis a eu lieu en mars 1910 quand une avalanche a enseveli deux trains bloqués par la tempête de neige sous Stevens Pass alors qu’ils allaient à Seattle (96 personnes tuées). Trois jours plus tard, 58 travailleurs des chemins de fer ont été ensevelis par une avalanche alors qu’ils travaillaient à déblayer la ligne sous Rogers Pass (Canada). Rogers Pass était tristement célèbre pour ses avalanches qui ont coûté la vie à plus de 200 passagers et travailleurs entre 1884 (achèvement du premier chemin de fer transcontinental au Canada) et 1913 (construction d’un tunnel contournant Rogers Pass). Dans les pays du tiers monde, les avalanches sont un problème majeur, mais occulté. En février 2015, 286 personnes sont décédées dans la vallée du Panshir en Afghanistan (au nord de Kaboul) après chutes de neige et les avalanches.

De nos jours, les accidents mortels se produisent essentiellement lors d’activités de loisir, principalement le hors-piste et le ski de randonnée. En de rares occasions, ils concernent des voies de communication. Au cours des 20 dernières années, le nombre moyen de morts dus aux avalanches est assez stable dans les Alpes avec 31 victimes en France, 22 en Suisse, 26 en Autriche, 20 en Italie et 10 en Allemagne. Au Japon, le nombre de morts est voisin de 30 en moyenne chaque année, 24 en Turquie, 30 aux États-Unis (mais la tendance est à l’augmentation), et 7 au Canada.




Reboisement et lutte contre les crues

Au cours du XIXe siècle, les pays européens furent frappés par des crues exceptionnelles avec une fréquence telle que les autorités publiques s’interrogèrent sur les causes de ces catastrophes et les moyens de les prévenir.

En particulier, à au moins deux reprises au cours du XIXe siècle, l’Europe a connu des crues catastrophiques :

  • les inondations de 1840 à 1843 ;

  • les crues de 1856 à 1857.

Ces événements ont poussé les états européens à réagir. En Suisse, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les communautés villageoises géraient de façon autonome leurs forêts. Dès 1803, on voit apparaître les premières lois cantonales, notamment dans le Valais. Dans les années 1850 à 1860, plusieurs hommes politiques et ingénieurs ont travaillé à ce que la Confédération prît en main la question du reboisement comme moyen de lutte contre les crues ; deux professeurs de la toute jeune ETHZ, Elias Landolt et Carl Culmann, remettent plusieurs rapports au Conseil fédéral, suggérant des pistes. Toutefois, dans la première constitution suisse de 1848, la Confédération n’avait aucune compétence en matière de police forestière, qui restait du domaine des cantons. Il faut attendre 1874 pour voir la révision de la constitution (article 24 relatif à la surveillance des eaux et des forêts de montagne) et la création d’un service fédéral forestier calqué sur le modèle des Grisons. En 1876, la première loi fédérale sur la police des forêts entre en vigueur. Elle prévoit l’interdiction des coupes et l’obligation du reboisement dans les forêts de protection. La loi de 1910 complète le cadre réglementaire en mettant en place des subventions fédérales, qui lancèrent une série de grand travaux de protection sur tout le territoire national.

Pendant environ trois décennies (1830 à 1860), l’État français a été tenaillé entre d’un côté les tenants de la politique du reboisement prônée par les administrations et de l’autre les élus locaux soucieux de donner satisfaction aux agriculteurs peu enclins à l’amputation de leur terrain. Les crues du début des années 1840 donnèrent l’impulsion à une réflexion plus approfondie sur les moyens de lutte, avec deux grandes options :

  • la correction des rivières, avec par exemple l’endiguement des principaux cours d’eau ;

  • le traitement des versants, avec principalement le reboisement des versants dénudés, l’interdiction du défrichement, et la limitation du pâturage.

En France, deux lois essentielles ont consacré la forêt comme moyen privilégié de lutte contre les crues :

  • la loi du 28 juillet 1860 (sous le Second Empire) confia au service des Eaux et Forêts la mission de corriger les torrents et reboiser les montagnes. Cette loi faisait suite à d’autres lois promulguées par Napoléon III à la fin des années 1860 pour créer des ouvrages de protection contre les crues ;

  • la loi du 4 avril 1882 corrigea le cadre d’intervention du service des Eaux et Forêts.

    La forêt ne devenait plus un outil de prévention, mais une technique curative. On ne parlait plus de reboisement, mais de « restauration des terrains en montagne », une expression qui a été figée à travers le nom de l’organisme qui est né à cette occasion. En Italie, la loi du 20 juin 1877 engagea l’état italien dans une politique active de protection des forêts, avec à la fois des limitations fortes des coupes forestières et des plans de reboisement. Toutefois, compte tenu des difficultés économiques et du développement industriel dans l’Italie réunifiée, la loi fut marginalement appliquée, ce qui eut pour conséquence, en particulier, un accroissement des surfaces déboisées (entre 1870 et 1920, la surface forestière diminua d’environ 15 %). En réaction, le gouvernement promulgua la loi du 2 juin 1910 dite Loi Luttazzi, qui a notamment institué la création d’un Corps royal des forêts regroupant plus de 3000 gardes forestiers.

    La forêt comme moyen de prévention

    La forêt a été vue dès le Moyen Âge comme une valeur économique, qu’il fallait non seulement préserver, mais développer (Buridant, 2002). Sous le ministère de Colbert en France à la fin du XVIIe siècle, le corps des Eaux et Forêts se voit ainsi considérablement renforcer. Il faut attendre le début du XIXe siècle pour voir un fort regain d’intérêt pour la forêt en Europe, un intérêt croissant qui s’est traduit en France par la création de l’école forestière de Nancy en 1824 et la promulgation du Code forestier en 1827. En Italie, la première école forestière fut créée en 1869 à Vallombrosa (Florence).

    La doctrine sur le rôle de protection de la forêt a été élaborée dès le milieu du XIXe siècle, notamment en France avec la publication en 1840 de l’ouvrage d’Alexandre Surell, qui eut un retentissement considérable. Surell écrivait ainsi :

    Lorsqu’on examine les terrains au milieu desquels sont jetés les torrents d’origine récente, on s’aperçoit qu’ils sont toujours dépouillés d’arbres et de toute espèce de végétation robuste. Lorsqu’on examine d’une autre part les revers dont les flancs ont été récemment déboisés, on les voit rongés par une infinité de torrents du troisième genre, qui n’ont pu évidemment se former que dans ces derniers temps. Voilà un double fait bien remarquable… On peut appeler en témoignage de ces remarques toute la population de ce pays. Il n’y a pas une commune où l’on n’entende raconter à des vieillards que sur tel coteau, aujourd’hui nu et dévoré par les eaux, ils ont vu se dresser autrefois de belles forêts, sans un seul torrent. Considérons donc cette influence comme une chose démontrée, et résumons-la dans les deux propositions suivantes :

    1. la présence d’une forêt sur sol empêche la formation des torrents ;
    2. le déboisement d’une forêt livre le sol en proie aux torrents

    L’ingénieur des Eaux et Forêts Paul Mougin a analysé dans le détail le rôle de la forêt. Sa description du rôle de la forêt dans le cycle de l’eau est toujours d’actualité. Selon Mougin, la forêt a trois rôles majeurs :

    • grâce au phénomène d’évapotranspiration, elle permet d’intercepter une partie des eaux de pluie ;

    • elle exerce une résistance au ruissellement, ce qui permet d’étaler les crues et éviter des pics de crue ;

    • elle permet de lutter contre l’érosion en maintenant le sol grâce au réseau de racines.

    Il défendit la thèse selon laquelle la forêt avait un impact profond sur le climat à travers plusieurs processus :

    • la montée des températures ;

    • l’augmentation de la pression atmosphérique ;

    • une fréquence accrue des orages ;

    • une fonte des neiges plus rapide ;

    • la modification du régime des eaux de surface et des cours d’eau.

    À l’époque de Mougin, on ne parlait pas de réchauffement climatique. Mougin ignorait donc que la remontée des températures observée depuis la fin du petit âge glaciaire était liée à une modification globale du climat (éventuellement déjà avec une influence anthropique) et donc pour lui, il ne pouvait y avoir qu’une cause : le déboisement. Mougin affirme donc que

    pendant toute la période où les forêts étaient détruites on constate une augmentation de la température moyenne annuelle. (…) le chanoine Vaullet, après 40 ans d’observations, signalait le même fait démontré par la comparaison des températures depuis le début du siècle. Parmi les causes de la modification du climat, il place au premier rang, le déboisement. » Il avança également en comparant le nombre de crues et le nombre d’hectares défrichés qu’il y avait un lien étroit entre déboisement et nombre de crue : « au XVIIIesiècle, la Leysse a eu huit crues dommageables et trente-huit crues au XIXe siècle ; les crues sont donc devenues 4,7 fois plus fréquentes. Or, en 1738, la forêt couvrait 5398 hectares, soit 53,2 % du bassin de réception ; en 1910, elle ne s’étend plus que sur 3945 hectares, c’est-à-dire qu’elle a perdu 26,9 % de son étendue.

    Lutter contre les crues, c’est donc avant tout lutter contre le déboisement. La doctrine française jusqu’à la seconde guerre mondiale, doctrine en vigueur dans tous les pays alpins, a été de mettre en avant une politique intensive de reboisement. Une doctrine qui se résume en la phrase lapidaire de Surell, reprise par Prosper Demontzey :
    « la forêt seule peut venir à bout des torrents. »

    Causes du déboisement

    Comme le déboisement était considéré être la cause des crues que connaissait l’Europe en cette fin de XIXe siècle, il fallait trouver un responsable de ce déboisement. Le coupable fut vite trouvé : c’est le paysan et le berger, dont l’incurie était la cause de tous les malheurs. Écoutons Surell à ce sujet :

    Dans ce magnifique bassin, la nature avait tout prodigué. Les habitants ont joui aveuglément de ses faveurs ; ils se sont endormis au milieu de ses dons. Ingrats, ils ont porté inconsidérément la hache et le feu dans les forêts qui om- brageaient les montagnes escarpées, la source ignorée de leurs richesses. Bientôt ces pieds décharnés ont été ravagés par les eaux. Les torrents se sont gonflés… des terrains immenses ont été engravés… Bientôt Crévoux, Boscodon, Savines et tous les torrents auront anéanti ce beau bassin qui, naguère, pouvait être com- paré à tout ce que les plus riches contrées possèdent de plus fertile et de mieux cultivé (…) Tous les hommes qui ne sont pas aveuglés par l’ignorance, ou dont le cœur ne s’est pas desséché par l’égoïsme, expriment la pensée qu’il serait temps enfin d’arrêter les progrès toujours croissants d’une si effrayante dévastation. Ils gémissent sur les maux sans nombre causés par le déboisement des montagnes… Entendons les cris de détresse d’une population alarmée sur son avenir.

    Envoyé par le gouvernement de la Révolution, l’ingénieur Lomet (1795) notait au cours d’un voyage à Barèges en 1794, que c’est le déboisement qui est à l’origine des catastrophes récentes

    Autrefois, toutes les montagnes qui dominent Barèges étaient revêtues de bois de chêne jusque vis-à-vis de la vallée d’Escoubous. Des hommes actuellement vivants en ont vu les restes et les ont achevés… Les habitants des plateaux ont tout ravagé eux-mêmes, parce que ces pentes étant les premières découvertes par leur exposition et par la chute des avalanches, ils y ont de bonne heure un pâturage pour leurs moutons, et que, le jour où ils les y conduisent, ils oublient que pendant l’hiver ils ont frémi dans leurs habitations de la peur d’être emportés avec elle par ces neiges, dont ils provoquent obstinément la chute

    La littérature des forestiers et des géographes livre un florilège de clichés. Le géographe Jean-Yves Puyo livre quelques morceaux croustillants : « Le pasteur n’a pas le sentiment des égards dus aux forêts », « le fond du caractère du montagnard est l’imprévoyance absolue, l’inertie systématique opposées à toute idée du progrès, à toute tentative
    d’amélioration, l’esprit est encore plus malade que le sol. », « c’est à l’imprévoyance des habitants, bien plus qu’à la constitution géologique du sol, qu’il faut attribuer le rapide écroulement des monts. »
    Il ne faut toutefois pas croire que ces avis caricaturaux résultaient d’une analyse sommaire des causes du déboisement. Paul Mougin a entrepris une œuvre gigantesque de collecte d’informations historiques, d’observations naturalistes, et de données scientifiques sur le problème. Dans sa monographie sur les torrents de Savoie, Mougin défendit l’idée que les Alpes étaient à l’époque romaine couvertes de forêts épaisses : « Que les Alpes aient jadis été plus boisées qu’aujourd’hui, tout le démontre, et d’abord, la légende et la tradition. ». Le déboisement a commencé être pratiqué massivement au Moyen-Âge. Il a d’abord été le fait des religieux, pour qui la déforestation était presque un acte de foi à une époque où les croyances païennes considéraient les forêts comme la demeure des divinités. Puis, les besoins en pâtures, bois de chauffage, bois de construction, mais aussi le gaspillage et les guerres ont pendant des siècles amené à la destruction de la forêt. La forte poussée démographique du XVIIIe siècle et XIXe siècle n’a fait qu’accroître la pression sur la forêt. Si, à la lumière des avancées de nos connaissances sur la protohistoire et l’histoire des populations alpines, il paraît exagéré de dire que les Alpes étaient couvertes d’épaisses forêts, il faut reconnaître que la forêt a connu une forte régression dans les Alpes entre le XVIe siècle et le XIXe siècle. Les études historiques sur les communautés villageoises comme l’étude sur Vallorcine menée par Gardelle témoignent des rapports étroits entre l’homme et la forêt. Si la forêt est perçue à la fois comme une richesse et une protection (contre les avalanches), cela n’a pas empêché qu’elle soit surexploitée en dépit des règlements communaux (coupe affouagère 19 , droit de pâture) et des édits/lois de l’administration. En 1860, le syndic de Vallorcine dressa un tableau très sombre de la forêt communale, qui représente les trois-quart des espaces boisés : « l’état des forêts communales et les délits multiples qui s’y commettent les menacent d’une destruction partielle et prochaine ».

    Alternatives au reboisement

    À la fin du XIXe siècle, le reboisement n’a pas été l’unique stratégie de lutte contre les crues. Les états se sont aussi lancés dans de gigantesques travaux de correction torrentielle et d’endiguement des rivières. Dans un premier temps, les ingénieurs se sont principalement intéressés aux grands ouvrages de génie civil tels que les digues le long des rivières et les bar- rages pour fixer les sédiments. Cependant, assez rapidement, les dommages substantiels causés aux ouvrages de protection torrentielle posaient le problème de la rentabilité économique des opérations. Dans le canton de Vaud, l’ingénieur Alexis Chessex écrivait

    On a, pendant vingt ans, construit d’innombrables barrages qui devaient permettre de reboiser les ravins. Nos paysans voulaient s’y opposer; ils durent se résigner à payer d’énormes impôts pour solder ces travaux qu’ils savaient inutiles. Heureusement, la société des forestiers suisses s’est décidée il y a deux ans, à adresser à toutes les municipalités du pays une brochure dans laquelle elle déclare enfin que le principe des grands barrages est économiquement faux ; l’aveu est complet.

    À la fin du XIXe siècle, les ingénieurs se sont donc orientés vers des ouvrages de plus petite taille en complément des opérations de révégétalisation : des seuils pour fixer le lit d’un torrent, les clayonnages 21 pour limiter l’érosion des berges, les banquettes pour réduire le ruissellement et l’érosion sur des flancs de montagne, et les galeries de dérivation.

    Résistance au reboisement

    Bien avant la mise en place des grandes lois de la fin du XIXe siècle, les autorités locales ont tenté de lutter contre la déforestation en promulguant des édits visant à limiter ou interdire l’exploitation du bois. La « mise à ban 22 » des forêts ayant une fonction de protection a été mise en œuvre dès le Moyen Âge. Les plus anciens édits (lettres de ban) créant des « forêts à ban » datent du xive siècle dans les cantons de Schwytz et d’Uri ; en 1397, la forêt (Bannwald) protégeant Andermatt fut mise en ban : « le profane qui oserait porter la hache sur celui-ci [la forêt d’Andermatt] serait puni de mort » (Rabusseau, 2007).
    Au XIXesiècle, les forestiers se plaignaient que les populations locales étaient rétives. Mougin dénonçait l’incivisme des populations, la corruption, et le manque de gardes forestiers : « Malgré cela, combien de délits demeuraient impunis, à cause du nombre in- suffisant des préposés et de la trop grande étendue de leur triage. (…) Une multitude de délinquants mal surveillés ou pactisant avec les gardes avaient dilapidé les forêts communales. (…) Le nombre du personnel subalterne devrait donc être augmenté si l’on ne veut pas voir réduire à une simple fiction la surveillance et la protection des forêts ». Il faut dire que pendant plusieurs décennies, les gardes forestiers étaient assez complaisants car issus des vallées dont ils avaient la surveillance, ils connaissaient la pauvreté des gens. L’administration reprochait la connivence entre habitants et gardes. Ainsi, en 1868 à Vallorcine, le Conservateur des forêts se plaignait que « le garde de Vallorcine qui est de la commune, éloigné de ses chefs, s’abandonne à toutes les influences, et principalement à celles des autorités locales qui peuvent en abuser » et il obligea la commune à engager un garde extérieur à la vallée.
    La mise en place des lois sur la forêt a entraîné une forte réaction des populations montagnardes, très pauvres. Si les vols de bois sont fréquents, c’est que c’est une condition de survie pour des populations extrêmement pauvres, ce que Gardelle résumait de la façon suivante : « l’administration, dont les ingénieurs se recrutent dans la haute bourgeoisie des plaines, ne peut pas comprendre ces Vallorcins si lointains qui ne survivent qu’en volant du bois pour faire leurs seilles, en raclant la litière 23 , en laissant échapper leurs chèvres à travers la forêt. » L’historien Jérôme Buridant concluait « sur ce plan, l’administration pratique une certaine forme de despotisme éclairé, en cherchant faire le bonheur des peuples contre leur gré » (Buridant, 2002). Quoique l’administration forestière minimisa la résistance vue tout au plus comme « l’expression d’intérêts personnels isolés 24 », la législation subit plusieurs infléchissements sous les coups de boutoir des élus locaux. La loi du 8 juin 1864 autorisa l’engazonnement comme alternative au reboisement, ce qui permettait de ré- introduire les activités pastorales. Dès 1876, le gouvernement tenta d’encourager la création de fruitières 25 et le développement de troupeaux bovins au lieu des moutons et chèvres, qui causaient plus de dommages aux forêts. En France, la loi de 1882 avec l’instauration du service RTM marque un changement de cap dans la politique nationale sans pour autant changer l’impopularité auprès des populations locales, une situation que Buridant (2002) résume ainsi :

    pour les populations montagnardes, [la restauration des terrains en montagne] a été imposée par les gens de la plaine, d’abord et avant tout pour défendre les villes de piémont des inon- dations. Défaut de dialogue, incompréhension mutuelle, errements du législateur, manque de politiques d’accompagnement : sur ce plan, il faut avouer que le reboisement des montagnes est aussi un échec.

    Avec l’exode rural qui débute à la fin du XIXe siècle et s’amplifie au XXe siècle, la pression sur la forêt diminue fortement. La vive opposition qui existait entre populations autochtones et administration s’apaisa fortement. La première guerre mondiale marqua également la fin de la grande ère de la restauration en montagne.

    Critique de la doctrine forestière

    Dans son étude sur l’effet du reboisement, le botaniste Félix Lenoble, farouche adversaire de Mougin, concluait :

    D’ailleurs les travaux de reboisement et de correction de torrents ont-ils une efficacité bien sérieuse contre ces paroxysmes des forces naturelles en montagne ? C’est douteux. La grandeur des masses en mouvement, l’influence du relief et l’action de la pesanteur ont ici une prépondérance telle que les obstacles qui leur sont opposés artificiellement figurent de simples fétus. La prétention de l’homme de maîtriser ces phénomènes, formidables à l’égard de sa faiblesse, fait penser à celle d’une fourmi qui croirait en remuant quelques grain de sable consolider les ruines de la cathédrale de Reims.

    Les géographes, plus particulièrement les géographes français, se sont montrés particulière- ment critiques. Aujourd’hui, les études hydrologiques n’ont pas permis de trancher le débat sur le rôle des forêts sur les crues, probablement car il n’y a pas de réponse universelle à cette problématique. S’il est avéré que les forêts ont une influence positive sur la genèse et la propagation des crues en diminuant et étalant le volume de crue, elles n’ont qu’un rôle faible lors des phénomènes extrêmes. En Suisse et en France, les crues d’août 2005 ont montré que les forêts n’avaient pas empêché la formation de crues torrentielles et inondations importantes et que, pis encore, elles avaient contribué à augmenter les dommages à cause des bois flottants. En outre, la comparaison entre des bassins- versants avec des couvertures végétales différentes ne montre pas systématique une efficacité plus grande de la forêt pour freiner le ruissellement des eaux de surface : c’est en général la perméabilité du sol qui est le facteur clé.

    Il existe une controverse très vive entre hydrologues, forestiers, et décideurs politiques. Si certains scientifiques considèrent que la forêt joue un certain rôle dans la prévention des crues, la plupart pensent qu’il s’agit d’un rôle mineur, voire d’un mythe. Calder & Aylward résument ainsi la situation :

    il y a un écart croissant entre la perception du public et les preuves scientifiques concernant les causes des crues, leurs impacts, et les bénéfices des mesures de prévention. Pour nous, cet écart résulte de l’intense promotion de certains types d’utilisation du sol et d’interventions techniques par des des groupes d’intérêt particulier en l’absence de toute diffusion de données scientifiques qui auraient pu permettre de développer une vue contraire. Pour nous, cet écart a pu aboutir non seulement à gaspiller des fonds de développement (jusqu’à 10 milliards de dollars par an) pour des objectifs irréalisables, mais également à blâmer de façon injustifiée des populations montagnardes de pratiques qui n’ont en général qu’un impact limité sur les crues à l’aval. (…) Ce que l’on peut reconnaître, avec certitude, c’est que des solutions de gestion simplistes et populistes telles que les programmes commerciaux de reforestation qui sont souvent mis en avant, ne peuvent pas offrir une solution générale et, dans la plupart des situations, ont un intérêt au mieux marginalement positif et, au pire, des impacts négatifs.




  • Histoire du génie paravalanche

    Quoiqu’on ait tendance à utiliser le néologisme « nivologie » pour désigner la science étudiant la neige et les avalanches, il peut être plus avantageux de se référer à un terme plus technique – le génie paravalanche – pour désigner le corps de connaissances nécessaires à l’étude des avalanches et à la conception des moyens de protection spécifiques. L’objet de cette page est de dresser une perspective historique de cette science en Occident. Beaucoup pensent que le génie paravalanche est récent. Il n’en est rien : les premières actions de défense organisée contre les avalanches remontent au XVIIIe siècle en France et en Suisse ! Le développement du génie paravalanche n’a pas été linéaire : avant d’entrer dans l’ère moderne, il y a eu le savoir empirique des populations montagnardes, les premières recherches menées par les services forestiers à la fin du XIXe s. puis les études des géographes au début du XXe s., les développements des ingénieurs civils au milieu du XIXe s., etc.

    Les balbutiements

    Au cours des derniers siècles, de nombreux villages ont été touchés par des avalanches. Dans quelques cas, la seule parade consistait à abandonner le village pour un autre endroit ; le plus souvent, on déplaçait les bâtiments les plus exposés. Dès le XVIIIe siècle, des actions de défense active furent également menées, comme à Vallorcine, où une étrave fut construite pour protéger l’église et le presbytère en 1722. De même, après la terrible avalanche de 1784, les habitants de Bonneval-sur-Arc (Savoie) aménagèrent de grandes terrasses sur les pentes sommitales de la Grande Feiche pour éviter le départ de nouvelles avalanches. Il existe également quelques cas où les techniques de protection ne furent pas mises en œuvre par les habitants eux-mêmes, mais par les autorités. La mise en ban des forêts dans le royaume de Piémont-Sardaigne est un exemple de première législation à vocation de lutte contre les avalanches. Barèges (Hautes-Pyrénées) fut le premier site en France à bénéficier d’une défense active contre les avalanches. Reflétant de façon fidèle l’état d’esprit qui a prévalu en Europe jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale, l’ingénieur Lomet concluait au terme d’un voyage à Barèges en 1794 que c’était le déboisement qui est à l’origine des avalanches catastrophiques sur Barèges. La solution ne pouvait donc passer que par la reforestation des pentes. La présence d’un hôpital militaire dans une zone exposée a entraîné les premières études de protection par le Génie militaire dès 1839, mais il fallut attendre l’avalanche catastrophique de 1860 pour voir les premiers travaux.


    Les pentes de la Grande Feiche à Bonneval-sur-Arc (Savoie).

    Etrave protégeant une bergerie (Bessans, Savoie).

    L’ère des forestiers 1860-1951

    En Suisse, la Confédération se dote dès 1874 d’un service fédéral forestier calqué sur le modèle des Grisons. En 1876, la première loi fédérale sur la police des forêts est votée. En France, en 1860, sous le Second Empire, à la suite de nombreuses calamités naturelles, une loi donna naissance aux services de Restauration des Terrains en Montagne (RTM), dépendant de l’administration des Eaux et Forêts. Leur mission principale se fixa tout d’abord sur le reboisement des zones sensibles, la correction des torrents, et la lutte contre l’érosion des versants. Progressivement, les services RTM ont pris en charge les travaux de protection contre les avalanches, essentiellement en reboisant les versants exposés. Le reboisement des zones sensibles allait être la priorité des services RTM pendant de nombreuses années : à Barèges, Celliers, Saint-Colomban-des-Villards, etc. des séries domaniales sont constituées. Les forestiers n’ont pas fait qu’un travail de forestier. Ils ont aussi eu une contribution majeure dans l’observation et la compréhension des phénomènes. En Suisse, de 1878 à 1909, l’inspecteur général, Johann Coaz, accumula les statistiques sur les avalanches grâce à la mise en place d’une procédure de suivi de tous les couloirs menaçant des villages dans différents cantons. À ce titre, on peut considérer Coaz comme le véritable père fondateur de la nivologie. En 1881, il écrivit le premier ouvrage scientifique consacré aux avalanches. En France, c’est à l’ingénieur des Eaux et Forêts Paul Mougin que l’on doit la création d’un réseau d’observation des avalanches au début du XXe siècle. Alors jeune ingénieur au service RTM de Savoie, Mougin fit un voyage en Suisse en 1899 et rencontra Coaz. Dès son retour en France, Mougin créa des postes d’observations nivo-météorologiques et organisa le suivi de couloirs d’avalanches qui pouvaient représenter une menace. D’abord limitée à la Savoie, cette expérience fut progressivement étendue à tout le territoire national. Fait intéressant : dans sa monographie de 1922, Mougin fournit le premier modèle de dynamique des avalanches basé sur l’analogie avec un bloc glissant ; ce modèle fut, par exemple, utilisé par l’ingénieur suisse Lagotala pour dimensionner les pylônes des premières remontées mécaniques à Chamonix, puis le modèle tomba dans l’oubli.

    Johann Coaz Paul Mougin

    La faillite d’un système et la naissance du génie paravalanche moderne

    Après la seconde guerre mondiale, l’influence des forestiers fut décroissante. Il y a eu plusieurs raisons à cela. Sans doute une des principales raisons est l’arrivée de nouvelles communautés s’intéressant aux avalanches : alpinistes, skieurs, géographes, et ingénieurs civils commencent dès le début du XXe s. à publier des monographies sur le sujet. Ainsi, en France, les géographes Allix, Bénévent, et Blanchard étudient de façon détaillée l’enneigement dans les Alpes, les causes des avalanches, les effets des avalanches catastrophiques, etc.

    Un tournant fut également pris en 1936 quand, sous l’impulsion du géotechnicien Haeffeli, le premier laboratoire de la neige, le Schnee- und Lawinen Forschung (SLF) à Davos au Weissfluhjoch, fut créé par la Confédération. Ce laboratoire eut un rôle fondamental au cours du XXe s. dans l’élaboration des concepts de protection, qui furent massivement repris par les autres pays occidentaux. Sa création fut la première reconnaissance de la nécessité de recherches dans le domaine de la neige et des avalanches.


    Airolo (Tessin, Suisse) et la terrible avalanche de l’hiver 1951.

    Une autre raison du déclin forestier est à chercher dans les terribles hivers de l’après-guerre. En 1951, la Suisse connut une terrible crue avalancheuse (98 morts). Cette catastrophe a mis en évidence la lacune tant en matière d’aménagement du territoire (plan d’occupation des sols, urbanisation anarchique) que des insuffisances de protection. Afin d’éviter pareils drames, la Confédération s’engagea dans plusieurs voies :

    • la reprise du suivi de l’activité avalancheuse sur certains couloirs sensibles (dès 1955) ;
    • le développement de méthodes de calcul (les travaux de l’ingénieur civil Voellmy datant de 1955) ;
    • une réflexion sur le zonage d’avalanche et les contraintes urbanistiques.

    Le développement du tourisme hivernal après la seconde guerre mondiale incita à l’extension des travaux de protection. Dans les années 60-67, des groupes de travail proposèrent les premières ébauches des principes de zonage. Les avalanches catastrophiques de janvier 1968 en Suisse rendirent encore plus pressante la nécessité de disposer de plan de zonage pour les communes exposées. C’est à partir de 1945 que la Suisse allait devenir le leader de l’ingénierie paravalanche et plusieurs scientifiques (André Roch, Bruno Salm, Marcel de Quervain) furent mondialement reconnus.

    Sur la base du modèle suisse, le Canada créa une première cellule d’étude des avalanches en 1950 sous la houlette de Robert Legget. La recherche canadienne a surtout été connue par ses deux figures de proue, Peter Schaerer et David McClung, qui publièrent le best-seller « The Avalanche Handbook » vendu à 26000 exemplaires dans le monde. Aux États-Unis, la recherche s’organisa d’abord grâce au soutien d’agences fédérales comme le Cold Regions Research and Engineering Laboratory (CRREL) dépendant du génie militaire et l’U.S. Forest Service (USFS). L’accent fut surtout mis sur des développements technologiques comme l’emploi d’explosifs pour déclencher artificiellement les avalanches. Les travaux de LaChapelle (USFS) à la fin des années 1950 et de Mellor (CRREL) dans les années 60 sont précurseurs en la matière.

    En Autriche, les terribles avalanches de 1951 et 1954 (271 morts) donnèrent l’impulsion à la création d’un institut fédéral forestier en 1963. La collaboration avec la Suisse fut étroite et porta essentiellement sur les ouvrages de protection (claies, digues). Cependant, des critiques virulentes du système mis en place par les forestiers amenèrent à la création d’instituts universitaires : Aulitzky créa au milieu des années 70 le laboratoire Bodenkultur à l’université de Vienne, tandis que Fritsche fit de même à l’université de Graz.

    En France, jusqu’à la seconde guerre mondiale, il n’y a pas eu une volonté politique d’organiser une lutte systématique contre les avalanches, d’une part à cause du faible poids économique de la montagne française, mais également à cause du coût exorbitant des travaux de correction. Le reboisement était donc amplement considéré comme la meilleure politique globale de prévention. En février 1970, la catastrophe du chalet de l’UCPA à Val-d’Isère, puis celle de Passy, fut le symbole de la défaillance du système de protection. Aussitôt, le gouvernement nomma une commission interministérielle d’enquête ; dès octobre 1970, cette commission proposa la création de l’Association Nationale pour l’Etude de la Neige et des Avalanches (ANENA), la mise en place d’une division nivologie au CTGREF (devenu le Cemagref) et du centre d’étude de la neige (Météo France).

    Saint-Etienne-de-Cuines et sa forêt centenaire, insuffisante à protéger le village d’une avalanche en janvier 1981.

    L’ère des numériciens

    Dans les années 1960-70, les pays occidentaux ont connu une profonde mutation avec la création d’organismes spécialisés dans l’étude des avalanches, où les ingénieurs civils ont progressivement remplacé les forestiers. On entre alors dans la période moderne de la lutte contre les avalanches. Une autre mutation s’amorce à la fin des années 1970 avec le développement croissant des modèles numériques. Cette mutation a été rendue possible, d’une part, par l’accroissement considérable de la puissance des ordinateurs et, d’autre part, par le développement d’équations décrivant le mouvement des avalanches. C’est sur ce dernier point que l’URSS a joué un rôle majeur et totalement méconnu, en grande partie à cause du plagiat des recherches soviétiques par des scientifiques occidentaux. On peut rendre hommage aujourd’hui à des chercheurs comme Grigorian, Eglit, ou Kulikovskiy en faisant remarquer que la plupart des modèles actuels d’avalanches prennent entièrement leurs racines dans leurs travaux.

    Essai en laboratoire (Cemagref) visant à reproduire une avalanche en aérosol.

    On peut mettre au crédit des Occidentaux d’avoir su miser très rapidement au cours des années 1970 sur le numérique. En France, au Cemagref, Pochat puis Vila proposent les premiers codes numériques capables de simuler une avalanche coulante. Aujourd’hui, tous les instituts possèdent leur code numérique et ce n’est pas un hasard si la plupart des équipes de recherche dans ces instituts sont dirigées par des numériciens. L’ère du numérique a ouvert une page importante du génie paravalanche en permettant une meilleure quantification des caractéristiques des avalanches alors que jusque là, seul l’avis « à dire d’expert » comptait.

    Et demain ?

    Peut-on tracer des tendances de ce que sera le génie paravalanche de demain ? On a vu que, comme d’autres sciences, les mutations résultent le plus souvent soit d’un constat d’échec, soit de l’apparition de nouvelles technologies. Peut-on craindre un échec ? Récemment, l’expert international Bruno Salm déclarait que « l’augmentation de la complexité des modèles n’implique pas nécessairement une meilleure précision ou stratégie de protection », reflétant ainsi les doutes croissants des praticiens et des scientifiques vis-à-vis du tout numérique. On peut effectivement préfigurer une réhabilitation du savoir naturaliste incarné par le forestier, mais il n’en demeure pas moins que l’outil numérique demeure indispensable à l’ingénierie actuelle. Peut-on espérer des avancées technologiques ? Difficile à prédire, mais en tout état de cause, l’histoire du génie paravalanche est loin d’être close.