Avalanches et alpage

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Par Charles Gardelle1

L’avalanche provoque bien des malheurs dans les zones pastorales d’altitude mais elle peut avoir, parfois, quelques avantages. Ainsi, en amoncelant la neige en fin de course, elle entretient, l’été, quelques filets d’eau bien utiles. Exceptionnellement, elle facilite la traversée d’un torrent. Ainsi, dans le haut Valgaudemar, au-dessous du hameau du Rif du Sap, aujourd’hui déserté l’hiver, l’avalanche précipite dans la Séveraisse une masse de neige qui peut perdurer tout l’été. Ce pont de neige permet le passage des transhumants en route vers la cabane de la Lavine. Le berger veille à ce que les bêtes passent une à une sur ce pont fragile.

Mais, avant tout, l’avalanche est redoutée. Au printemps, elle peut encore dévaler sur des zones déjà pâturées et tuer des bêtes. Ainsi, le 25 avril 1911, vers midi, une avalanche tua quatre chèvres dans le quartier des Ruppes, à Vallorcine (Haute Savoie). Le petit berger eut le temps de s’abriter derrière un rocher.

Lors des étés humides et frais, elle peut décimer le bétail. Ainsi, le 20 août 1948, une avalanche partie du Bas des Cavales, à la crête frontière entre Savoie et Valais, ensevelit 117 brebis dans la cuvette du Vieux Emosson. En Oisans, à Vaujany, une coulée entraîna tout un troupeau bovin encore à l’alpage, le 16 septembre 1922. Mais ces catastrophes sont exceptionnelles et habituellement évitées car, en cas de chute de neige en fin d’été, les bergers redescendent les troupeaux vers des zones moins dangereuses. Ils évitent ainsi les risques et, surtout, l’interruption de la pâture. Les montagnards ont eu davantage de soucis lorsqu’ils avaient à choisir l’emplacement des chalets en dehors du trajet d’une avalanche. Choix difficile car ils connaissaient peu le paysage en hiver. Ils n’y montaient qu’en deux occasions pendant la mauvaise saison : pour descendre le foin et pour amener du bétail qui le mangeait sur place.

Dans certaines régions, les éleveurs, après avoir fauché leurs prairies dans le fond de la vallée, poursuivaient, plus haut, la saison des foins, souvent jusqu’au bas des alpages. L’herbe est courte, difficile à couper mais excellente. Quelquefois, le foin était redescendu aussitôt à dos d’homme. Mais, si cela était possible, il était entassé dans une « fenière » (fenil), au niveau supérieur du chalet et descendu pendant l’hiver, période d’inactivité. La neige permettait le transport sur des luges. Généralement, cette corvée était pratiquée collectivement. Ainsi la trace n’était ouverte qu’une fois et, en cas d’incident, on pouvait s’entraider. Un jour de beau temps, sans risque d’avalanche, était choisi. Quelquefois, pour éviter cette descente pénible et dangereuse, une partie de la famille remontait avec le bétail pour utiliser sur place le foin engrangé. Mais on risquait, alors, d’être menacé par l’avalanche. Ainsi, en janvier 1912, au-dessus de Valmeinier, une énorme avalanche écrasa le chalet de l’Hémiraz, tuant ses occupants et une partie du bétail.

La connaissance des zones d’avalanches dans les alpages est bien plus imprécise que dans la vallée. Le choix du site s’est donc parfois révélé peu judicieux. Nous retiendrons un exemple à Vallorcine, en Haute Savoie. Les vallorcins connaissaient bien les avalanches dans la vallée où ils vivaient. Celles-ci n’avaient tué aucun habitant depuis la fin du XVIIIe s. En 1908, le conseil municipal vendit des communaux pour permettre la construction de la voie ferrée. Grâce à la somme importante tirée de cette vente, il décida la construction d’un chalet-hôtel sur l’itinéraire du Buet. Une commission décida d’implanter le bâtiment dans le vallon de Bérard, alors rarement fréquenté l’hiver. Le site retenu se trouvait à l’extrémité d’un épaulement étroit. Le raisonnement etait correct. Sur cette échine l’avalanche aurait dû se partager sur les deux versants et épargner la construction. Cependant, en 1952, une avalanche parcourut toute la ligne de faîte de cet épaulement et rasa complètement le chalet-hôtel dont il ne resta que le sol du rez-de-chaussée.

L’emplacement des bâtiments d’alpage est choisi en fonction des particularités du relief qui semblent protéger de l’avalanche. Il faut aussi tenir compte d’autres critères : position sur le pâturage, approvisionnement en eau, surtout s’il s’agit d’estiver des vaches laitières.

Les sites les meilleurs en fonction de la topographie sont évidemment des plateaux tel celui d’Emparis entre La Grave et Besse. Un versant en faible pente est déjà moins sûr, mais il est souvent utilisé. Ainsi, les chalets de Balme, tout au fond de la vallée de Chamonix, n’ont jamais souffert de l’avalanche. Une butte, souvent d’origine morainique, est une position idéale, par exemple l’alpe du Petit Môle, commune de Marignier en Haute Savoie. André Allix considère d’ailleurs qu’en Oisans « les bergeries et chalets des hauts alpages sont perchés sur des croupes arrondies ». En revanche, le rebord aval d’un replat peut être un choix plus risqué. Il est illusoire de penser qu’un replat amortira le parcours de l’avalanche. Tel est le cas de l’Alpe de Pécleret, commune de Chamonix. Les chalets furent plusieurs fois atteints par l’avalanche.

En amont du site, la topographie assure parfois une totale protection : moraine, barre rocheuse ou même rocher isolé. Le rocher isolé ne protège qu’un espace restreint. Les bâtiments s’allongent alors dans le sens de la pente comme à l’alpage de Commune, à Sixt dans le Haut Giffre.

Le randonneur peut rencontrer ailleurs dans les Alpes des abris comparables. Cet habitat a dû être habituel pour les bergers transhumants, notamment dans tout le bassin du Vénéon, en Oisans, où les avalanches sont si générales dans certains vallons que toute construction semble impossible. En Valgaudemar, où les conditions sont comparables, un véritable hameau d’abris sous roches, bordés d’enclos, s’est établi dans le vallon de Combe Froide.

Si un gros rocher est une protection assurée, la forêt n’est qu’une protection illusoire. Les arbres peuvent empêcher le départ de l’avalanche, non l’arrêter dans sa course. La présence d’arbres anciens prouve que l’avalanche n’a pas eu lieu depuis qu’ils ont atteint une taille adulte. Les jeunes arbres, en général, plient au passage de la coulée de neige. Ainsi, à l’Eimendra Dessous, au-dessus du Sappey-en-Charteuse, le 5 février 1980, l’avalanche a détruit le chalet en s’écoulant dans un étroit passage à travers la forêt. Les bâtisseurs n’en avaient pas tenu compte.

A défaut de protection naturelle, les alpagistes ont dû assurer eux-mêmes la sécurité de leurs chalets. Ils y sont parvenus de deux façons : en construisant un mur paravalanche ou en enterrant les écuries. La première technique consiste à se protéger, à l’amont, par une étrave de pierres sèches qui partage l’avalanche et la détourne ainsi des bâtiments. Cette étrave porte habituellement le nom de « tourne », exceptionnellement de « lève » (levée) dans le Haut Giffre. Quelques tournes se trouvent en Savoie à La Flégère (Chamonix), Treicol (Beaufortain), Plan Pigneux (Haute Maurienne) ainsi qu’en Dauphiné comme à l’Aup Bernard (Belledonne), au col des Ayes (Queyras), etc. Exceptionnellement, il a fallu se protéger d’avalanches glissant des deux versants. Ainsi, dans le vallon du Ribon, à Bessans, en Haute Maurienne, un petit groupe de chalets alignés dans le sens de la pente, est protégé, à l’amont, par une tourne et, à l’aval, par un gros rocher. Sur ce rocher, vient se briser l’avalanche descendue de l’Envers qui, après avoir traversé le torrent, remonte sur l’Endroit.

Des ingénieurs ont imaginé de remplacer les tournes par des pieux métalliques plantés verticalement. L’expérience tentée aux chalets du Haut, à Lanslebourg, en Maurienne, n’a pas été concluante. Les pieux ont été tordus sous la poussée irrésistible des avalanches.

Une deuxième technique a été imaginée par les montagnards. La construction est, en partie, enterrée. Les déblais du trou ainsi creusé forment un terre-plein devant le bâtiment. Seul un mur est apparent du côté aval, percé au moins d’une porte. Le toit à une seule pente se confond avec le versant. Ainsi l’avalanche glisse et provoque peu de dégâts. Des tuiles de bois, appelées tavaillons, essendoles, ou ancelles suivant les régions, sont solidement chevillées ou clouées. La charpente, simple et solide, est faite de troncs d’arbres à peine équarris. Cette construction était réservée à des « écuries », en français des étables, car elle risquait d’être bien trop humide pour abriter du foin. Ce type d’écurie est habituel dans les zones d’avalanches : les Ruppes à Vallorcine, le vallon du Cormet d’Arèches à Granier en Tarentaise, celui de la Lento à Bonneval, le Montgenèvre à Saint-André-en-Maurienne, le col du Sabot à Vaujany. Ce dernier exemple offre une construction plus élaborée. Sous un seul toit sont installés deux niveaux non superposés : un niveau supérieur, à l’amont, réservé à l’habitat des hommes, un niveau inférieur, à l’aval, pour l’écurie. Des chalets du type enterré se retrouvent en Chartreuse, à l’Eimendra-Dessous, dans le Queyras, à la descente du col des Ayes, etc. Cette technique est encore utilisée à l’heure actuelle. Ainsi a été construite la toute nouvelle cabane de Chorges sur la vaste commune pastorale de Réallon, près d’Embrun, dans les Hautes Alpes. Ces deux procédés, celui de la tourne et celui de l’écurie enterrée couverte d’un toit se confondant avec la pente, ne se côtoient jamais, à ma connaissance, dans un hameau d’alpage ou dans un vallon. Le montagnard construit lui-même et imite les constructions voisines.

Malgré toutes les précautions prises, la liste des destructions causées par les avalanches constituerait une belle litanie. Ainsi, le guide chamoniard Cachat le Géant, dans son journal du 12 juillet 1802 raconte : « Nous avons été à La Flégère pour refaire les écuries. Nous étions en grand nombre car presque tout avait été démoli, les écuries, la chavanne, une exceptée et les sartos. C’est une chose que les hommes n’avaient jamais vu mais ce n’est pas surprenant si l’on pense à la quantité de neige que nous avons eue cet hiver ».

Deux remarques : d’une part, ce texte ne précise pas la date de la catastrophe et montre que le monde des alpages, en hiver, est inconnu. D’autre part, la reconstruction a lieu sur le même site. On ajouta, cependant, une tourne pour protéger la fruitière. Cette obstination peut avoir différentes motivations. On peut penser à une catastrophe exceptionnelle qui ne recommencera pas avant longtemps. On peut aussi ne pas avoir d’autres solutions. Par exemple, au Rivier d’Allemont, en Oisans, au début du XXe s., une avalanche, descendue de la crête du Sifflet, inconnue de la tradition orale, détruit les douze chalets de la Suif, à 1850 m d’altitude. Sept propriétaires reconstruisent au même endroit, ne pouvant trouver un autre emplacement. En 1940, l’avalanche se répéta et n’épargna qu’un seul chalet.

Quelquefois, de guerre lasse, les hommes renoncent. Il en fut ainsi des consorts de la montagne de Pécleret, en amont de la vallée de Chamonix. L’abandon des chalets de Pécleret au XIXe s. fut d’autant plus facile que le pâturage pouvait être brouté par du bétail monté, chaque matin, des hameaux de Montroc ou du Planet.

Aujourd’hui, les avalanches, dans les zones d’alpages, sont mieux connues, notamment grâce aux cartographies d’avalanche. La vie pastorale connaît un renouveau en altitude suscitant la construction de bâtiments dont la sécurité sera sans doute mieux assurée.

Références :

  • Charles et Françoise Gardelle, « Alpages, terre de l’été ». Tome 1 : Savoie (2000), Tome 2 : Dauphiné, Chartreuse, Belledonne, Vercors, Oisans, Briançonnais, Queyras (2002). Editions Fontaine de Siloé, Montmélian.
  • André Allix : « l’habitat en Oisans », Revue de Géographie Alpine 2 (1929) 23, 189.

Notes
1 Charles Gardelle (1921-2015) était un historien et géographe français, professeur pendant de nombreuses années au lycée Albert Triboulet de Romans-sur-Isère (Drôme). Il s’est intéressé à la vie pastorale en montagne et a publié avec son épouse Françoise plusieurs ouvrages sur le sujet.